Cette année, pour le Ray’s Day, Isabelle Piraux nous a confié cette nouvelle inédite, et l’a placée sous licence CC-BY-SA pour l’occasion. Merci à elle.
— Aymée ? Aymée, où
êtes-vous mademoiselle la polissonne ? Montrez-vous s’il vous
plaît, il est l’heure de votre potion.
Madame Grébelle, la nurse,
pénétra dans la chambre, chercha du regard l’enfant, ne la vit
pas et tourna les talons.
Blottie sous le grand lit à
baldaquin, une petite fille chuchotait sans sortir de sa cachette :
— Tu vois Mortimer, tu
avais raison. Elle veut encore m’empoisonner, cette vieille
pie ! Mais nous, on va rester là bien sages et elle ne nous
trouvera pas. La dernière fois, tu te rappelles ? Je m’étais
cachée sous l’escalier quand elle descendait les marches, son
sirop et sa cuillère à la main, et tu m’as sauvé la vie. C’était
une bonne idée le tisonnier entre ses jambes ! Elle s’est cassée
la figure et a tout renversé par terre, bien fait pour elle !
ricana bruyamment Aymée.
À l’évocation de cette
mauvaise blague, le visage d’Aymée se para d’un affreux rictus.
Ses yeux bleu pâle étaient si exorbités qu’ils ruinaient la
beauté de son joli visage.
— La prochaine fois
Mortimer, on l’enfermera dans le placard de la sous-pente. Madame
Grébelle a horreur des araignées et du noir. On la laissera croupir
toute la nuit pour la punir. Et elle pourra appeler au secours tant
qu’elle voudra, on ne lui répondra pas, na ! ajouta la fillette,
en frappant du poing sur le sol.
Madame Grébelle, demeurée
tapie dans le corridor longeant la chambre, tendait l’oreille
attendant que la jeune demoiselle daigne se montrer.
Cette enfant qu’elle avait
vue naître, qu’elle avait nourrie, langée et bercée, devenait
impossible. Elle semblait par moment se métamorphoser en un être
malfaisant et pervers.
La maîtresse de maison avait
intimé l’ordre à Madame Grébelle de veiller à la prise
régulière par Aymée sa fille, du remède prescrit par le médecin
de famille. Mais la gamine multipliait les coups pendables pour s’y
opposer et lui causait bien du tracas.
Aussi elle avait souvent songé
à renoncer à sa mission et à rendre son tablier à sa patronne.
Cette enfant devenait invivable et se transformait en une véritable
peste. Madame Grébelle espérait que ses accès d’hystérie
passeraient avec le temps et qu’Aymée finirait bien par devenir
raisonnable. Elle aimait profondément sa petite maîtresse.
Pourtant, elle devait garder ses distances, par égard pour le rang
de la jeune demoiselle, et ne pouvait lui manifester son affection.
Le moindre geste d’attachement devait être réprimé, sa condition
de domestique et la bienséance exigeaient une déférence et une
rigueur, qui seyaient mal au besoin de réconfort que semblait
manifester la fillette.
La voix d’Aymée lui parvint
à travers la cloison et elle l’entendit dialoguer. Ce n’était
pas la première fois.
Belle enfant de sept ans
maintenant, Aymée était née sans crier gare deux ans après le
drame. Dès ses premières années, sa mère la Comtesse, avait
refusé de s’occuper de sa fille et de la prendre dans ses bras,
tant ses traits et ses manières la troublaient, et lui rappelaient
ce fils chéri qu’elle avait perdu. La ressemblance, saisissante
avec son frère, était progressivement devenue dérangeante et
insupportable pour les parents d’Aymée : tout en elle
évoquait ces moments si chers et révolus désormais, depuis la
disparition de leur fils aîné.
Si bien qu’il fut décidé
d’éloigner l’enfant de ses parents et de confier son éducation
à Madame Grébelle. Elle fit d’abord office de nourrice, puis de
gouvernante, chargée exclusivement de la formation de la fillette et
de son instruction.
La pauvre enfant vivait avec
les domestiques placés au service de la famille, dans un vieux
manoir implanté au sein d’un immense parc arboré. Cette demeure
était si éloignée des villes alentour, qu’elle donnait à ses
habitants l’impression d’être tous abandonnés. Et ils l’étaient
vraiment : personne ne venait s’aventurer dans cette campagne
lointaine et humide, pas même le facteur.
Aymée grandissait en enfant
solitaire, à l’écart du regard de ses parents, pour leur éviter
toute contrariété, et dans une sorte d’indifférence affective.
Ses seuls contacts étaient ceux qu’elle pouvait avoir avec le
personnel de maison : sa gouvernante, la cuisinière, le
jardinier et, depuis ses six ans, un jeune précepteur qui venait lui
donner des leçons de maintien, de rhétorique et de grammaire. Ni
camarade ni voisin pour jouer et papoter en secret.
Seule la majeure partie du
temps, Aymée, douce d’ordinaire, discrète et effacée, se
montrait de plus en plus colérique et odieuse.
— Dis-moi Mortimer,
pourquoi m’a-t-on donné ce prénom ? Car personne ne m’aime
vraiment ici ! se désolait-elle parfois quand le vague à l’âme
la saisissait.
Aymée se sentait comme une
étrangère dans ce lieu, et mal aimée. Tout y était froid, pesant.
L’atmosphère d’austérité qui y régnait était accentuée par
la présence dans chaque recoin de la maison, de reliques et de
nombreux portraits d’un garçon blond qu’elle ne connaissait pas.
Elle ignorait qui il était et ses questions à son sujet étaient
toutes restées sans réponses. Ainsi, Madame Grébelle était
incapable de révéler quoi que ce soit à Aymée sur cet ange
blond qui trônait un peu partout dans la maison. Sa nourrice ne
savait rien de cette histoire. Elle avait bien l’intuition d’un
terrible drame survenu dans cette demeure, mais le silence était de
rigueur : interdiction à quiconque d’évoquer cet épisode
tragique.
Alors tous se taisaient.
Le garçonnet était partout :
sur le mur de la salle à manger, une peinture le montrait avec son
tricycle dans l’allée du parc ; dans le salon, sur le guéridon,
une photographie le représentait en costume de marin muni de son
épuisette ; dans la salle de billard, près du porte-queue en bois
clair, il apparaissait plus âgé en tenue de chasseur, le fusil à
la main, accompagné de son père à elle. Ce père, qui ne lui
adressait jamais la parole et n’était jamais là pour elle.
Ce père qui se désintéressait d’Aymée et ne voulait pas en
entendre parler. L’annonce du sexe du nouveau-né l’avait
anéanti, tout comme le décès accidentel de son aîné l’avait
précédemment englouti. C’était un héritier qu’il attendait et
non une héritière.
Quant à sa femme, elle
demeurait dans l’incapacité de nouer une quelconque relation avec
Aymée, tant tout la repoussait chez sa fille. Ses minauderies, son
air espiègle, sa joie de vivre, tout en elle la lassait. Aymée ne
trouvait pas grâce aux yeux de sa mère, la châtelaine. Cette
dernière ne cessait de pleurer son jeune fils érudit promis à un
bel avenir. Lors de ses rares visites au domaine, lorsqu’Aymée
paraissait devant elle, sa mère détournait le regard ou rabrouait
l’innocente enfant. Aveuglée par le chagrin, la Comtesse ne
percevait rien de la détresse de sa fille ni son besoin d’affection.
Elle n’y voyait que jérémiades et pleurnicheries exaspérantes.
— Cessez donc de faire
l’enfant ma fille ! Et comportez-vous comme une demoiselle de
votre rang, s’il vous plaît ! assenait sèchement sa mère.
Grâce à Dieu, sa conscience
chrétienne et sa proximité avec le diocèse l’obligeaient à un
minimum de charité pour sa descendance. Elle veillait donc à lui
assurer le confort matériel et une éducation stricte. Il ne fallait
rien lui demander de plus.
Madame Grébelle avait des
fourmis dans les jambes à force de se tenir debout sur le qui-vive.
Aymée, elle, avait oublié
l’incident et s’était installée devant sa coiffeuse. Elle
commença par brosser sa magnifique chevelure dorée presque blanche,
tout en admirant son reflet dans le miroir. Elle y voyait une
frimousse enfantine, agrémentée de grands yeux bleus expressifs et
un teint diaphane préservé du soleil par ses longues journées à
rester enfermée.
Soudain, la glace se mit à
lui renvoyer un visage si peu amène et si troublé qu’elle en fût
d’abord intriguée, puis apeurée. Incrédule, plissant fortement
les yeux, Aymée chercha d’abord à dissiper cette image qui ne lui
ressemblait en rien. Elle épousseta vigoureusement la surface du
miroir pour tenter d’effacer ce qu’elle y distinguait. Si cet
autre apparaissait similaire dans ses traits : blond, pâle aux
yeux clairs, chétif, l’expression de haine qui lui barrait le
visage, donnait au personnage qui lui faisait face, des traits hideux
et repoussants.
— Mortimer ? fit
Aymée, interrogeant le miroir puis se retournant subitement pour
chercher des yeux cet autre, dont elle venait de percevoir le reflet
et qui n’était pas elle.
— C’est toi
Mortimer ? Arrête, tu me fais peur ! Montre-toi s’il te
plaît ! supplia-t-elle, saisie d’effroi. Que me veux-tu encore ?
Laisse-moi tranquille !
Aymée semblait seule dans la
pièce. Pourtant, quand elle fit de nouveau face à la psyché de sa
coiffeuse, le visage menaçant de cet autre, si semblable et pourtant
si différent, s’incrusta dans le tain du miroir. De sa bouche
grande ouverte jaillissait un flot de sang bouillonnant qui
s’évanouissait instantanément. À la vue de cette figure
terrifiante, la frayeur primaire d’Aymée se métamorphosa en une
immobilité troublante. L’enfant apparut d’abord pétrifié comme
une statue de sel, tétanisée par l’angoisse. Puis, elle reprit
vie avec cette mine monstrueuse qui lui avait fait face un court
instant. Elle correspondait en tous points à cette représentation
qui l’avait un instant épouvantée et lui souriait maintenant avec
délectation et plaisir.
— Mortimer, enfin !
Où étais-tu on ami, mon copain ? Tu m’as manqué, ajouta Aymée,
qui ne faisait plus qu’un avec cet autre. Tu viens me délivrer ?
Madame Grébelle entendait
distinctement Aymée discuter et s’adresser à un certain Mortimer.
Voulant en avoir le cœur net, elle ouvrit la porte de la chambre.
Elle découvrit Aymée seule, assise face à la crédence à laquelle
elle s’adressait, et fut surprise par la vilaine grimace qui
figeait ses traits et lui donnait littéralement un air de démente.
— Mon Dieu ! fit
madame Grébelle en prenant son visage à pleines mains, quelle mine
abominable ! comprenant pourquoi il était impératif qu’Aymée
prît son médicament sédatif.
— Tout va bien, je suis
là. Donnez-moi votre main, pria la gouvernante, tentant de rassurer
et de ramener la jeune demoiselle à la raison.
Mais Aymée poursuivait son
dialogue avec ce double au masculin, n’entendant plus madame
Grébelle. Elle se mit subitement à hurler telle une hystérique que
la panique avait saisie. La gouvernante la vit alors attraper sa
brosse à cheveux en argent massif et frapper de toutes ses forces la
glace, comme pour faire disparaître cette effroyable vision, et la
faire se disloquer et voler en éclats. Criblée de bouts de verre et
la figure constellée de taches de sang, Aymée cria de plus belle
puis fut soudain prise de tremblements irrépressibles avant de
chuter lourdement sur le sol. Elle resta inanimée un long moment,
au milieu des débris du miroir, sourde aux appels répétés de
madame Grébelle.
La gouvernante se résolut à
user de sels de pâmoison pour faire revenir à elle la jeune
demoiselle. Hagarde, perdue, elle se laissa soulever et porter
jusqu’à sa couche où elle fut examinée par un médecin appelé
immédiatement à son chevet.
Alitée, calmée, les plaies
pansées, Aymée s’assoupissait quand le docteur quitta sa chambre,
la laissant prendre du repos.
Il descendit au salon où les
parents d’Aymée, joints en hâte, l’attendaient silencieusement.
Madame Grébelle révéla au
médecin ce double au masculin qui se manifestait par intermittence.
Elle lui décrivit ces phénomènes étranges qui rendaient cette
enfant si méconnaissable parfois et si violente.
— C’est comme si ce
Mortimer prenait possession d’elle, lâcha madame Grébelle.
&emdash; Qui dites-vous là ?
fit la Comtesse méfiante. Mortimer ? Ce n’est pas possible,
ajouta-t-elle éberluée.
— Si madame, assura la
nurse. Aymée semble, par moment, possédée et importunée par un
personnage irréel qu’elle nomme Mortimer. Il surgit de nulle part
et la tourmente. Cette fois-ci, je l’ai vue qui voulait se
débarrasser de cet esprit importun en brisant la glace à laquelle
elle s’adressait.
— Seigneur Jésus !
s’exclama la Comtesse en se signant à trois reprises.
— Calmez-vous, ma
chère, lança le Comte sur un ton autoritaire.
Le médecin, qui assistait à
la scène, ne perdait pas une miette de cet échange pour le moins
curieux.
Il avait par le passé mis en
garde les parents de la fillette, les invitant à parler à Aymée de
son frère disparu et à lui révéler les circonstances de sa
disparition. Au lieu de cela, ils s’étaient enfermés dans leur
douleur, vivaient dans le culte de cet adolescent et avaient laissé
leur fille s’arranger, comme elle le pouvait, avec leur silence,
leur insensibilité et le fantôme de Mortimer.
Dissociations,
hallucinations ! La carence affective de ses parents, leur mutisme
sur la mort tragique de ce frère, soupçonné, mais jamais évoqué,
avait eu raison de la santé d’Aymée. C’était sa façon à elle
de se protéger contre un phénomène qui la dépassait. La fillette
pressentait une vérité ou une histoire qui lui était
volontairement cachée. Plus on s’évertuait à lui dissimuler,
plus l’esprit tourmenté de ce frère ignoré et disparu se
manifestait à son insu. C’est ce qu’expliqua le docteur
Esquirol, sollicité quelques jours plus tard par le médecin de
famille, démuni face aux troubles que présentait Aymée. Le
directeur de l’asile de Charenton-le-Pont, et grand spécialiste de
l’aliénation mentale, évoqua la nécessité d’un internement de
la jeune demoiselle pour l’aider à apaiser ses tourments. Il
insista pour retirer immédiatement l’enfant du lieu où naissaient
ses apparitions.
Pendant que le médecin
tentait de convaincre le Comte et la Comtesse de lui confier leur
fille, le rideau de brocard rouge et or qui séparait le boudoir du
salon se mit à onduler bruyamment.
Aymée surgit dans la pièce
un pistolet à la main, le visage de nouveau paré du masque de
Mortimer. Elle leva son bras et pointa son pistolet dans la direction
de son père, la mine ravagée par la haine.
— Tu m’as tué(e),
s’écria-t-elle d’une voix qu’on ne lui connaissait pas.
Aymée s’adressait à son
père avec les traits et la voix de son frère décédé.
Le Comte s’avança en
hurlant :
— Mortimer, non !
s’exclama-t-il, en tendant ses deux mains vers Aymée, comme pour
se protéger.
La panique s’empara alors du
Comte. Son visage s’empourpra et sa voix prit un ton chevrotant.
C’était un
accident, ajouta-t-il le visage dévasté par la culpabilité et le
chagrin, un malheureux accident. Je n’ai jamais voulu ça Mortimer,
pardonne-moi. Tu étais bien trop jeune pour manipuler une arme. J’ai
voulu te l’arracher des mains et…
Le Comte tomba à genoux aux
pieds de sa fille, la tête baissée comme offerte à la vengeance de
Mortimer.
La Comtesse, horrifiée par ce
qu’elle venait d’entendre, scruta durement son mari puis le
questionna :
Est-ce vrai ce qu’ils
prétendent ? Tu as assassiné notre fils chéri ?
C’est arrivé malgré moi, déplora le Comte. Mortimer dit vrai. Tue-moi,
supplia-t-il, dans un soupir désespéré, tuez-moi mes enfants, je
ne supporte plus de vivre avec ce poids sur la conscience.
—
Tirez,
ordonna-t-elle.
—
Mais tirez donc ! répéta-t-elle.
Aymée, possédée par
Mortimer, s’immobilisa, interdite, elle semblait hypnotisée.
Stoppée dans son élan, elle lâcha la détente et éloigna un
instant l’arme de son père.
La Comtesse voyant cela se
précipita et ôta le pistolet des mains de sa fille. Elle n’avait
alors qu’une idée en tête : châtier son conjoint. Le bruit
retentissant de la gâchette à vide, pressée par la Comtesse,
surprit chacun des protagonistes. Un silence de plomb s’ensuivit,
les laissant tous muets, stupéfaits ou encore, s’agissant d’Aymée,
hébétée.
Madame Grébelle assista
impuissante au départ vers l’asile de ses maîtres, et de sa
petite protégée.
FIN