par Hortense Merisier
Découvrez ce texte écrit spécialement pour le Ray’s Day 2025 :
Hortense publie quotidiennement sur son blog.
par Hortense Merisier
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par Jeanne-A Debats
Il y a des soirs où l’univers décide de tester vos capacités d’improvisation et d’adaptation.
16h, H moins 3h. Douze invités prévus à table, je me lance dans l’opération « mise en sécurité féline» : Hyrcki au garage, Misha et Flow à la salle de bain, reste Tim à rabattre dans la chambre avec Socquettes. C’est que nos chats n’aiment pas les étrangers et comme mon arrière grand-père jadis à ses enfants « et j’entends par étrangers, tout ce qui n’est pas ta mère et moi ».
Pas de Tim, le fourbe sentant le vent, a profité des affolements divers de tous et toutes pour filer dehors. Je sors, j’agite le paquet de croquettes, frrr frrr, persuadée que Tim va pointer son museau… et à la place surgit quelqu’un d’autre.
PAS.DU.TOUT.PRÉVU.AU.PROGRAMME.
Le genre de mini-serpillière à pattes, toute propre, avec un nez en bouton de bottines et des yeux façon “Tu m’auras adopté avant même que tu comprennes que je t’ai eue”, c’est un bichon maltais, peut-être., L’évadé de la planète des Peluches Trognonnes s’avance vers les croquettes et moi l’air de dire : “j’en veux bien moi, des croquettes. ”. Mais non, c’est une ruse !
L’évadé ne veut pas de croquettes, juste conquérir nos tapis et squatter nos caresses ; un bol d’eau, trois bouchées par politesse et, il entreprend ex abrupto de séduire la border collie. En deux minutes, il a déjà compris que, dans une maison envahie de chats outrés, la chienne était la bonne alliée à cultiver.
Personne sur la route. Pas un maître affolé qui cherche son chien. Pas de trace de bouillasse sur son poil, pourtant sec et toiletté alors qu’il a plu sa mère en kilt toute la matinée. Pas affamé non plus, pas assoiffé. Pas maltraité, il obéit facilement, sans la bassesse terrifiée des chiens qu’on frappe pour les faire obéir. Quelqu’un a mis du temps, de la patience et de l’amour dans son éducation. Il reste simplement là, comme un cadeau encombrant et irrésistible, déposé à seize heures un soir de dîner.
OK, inutile de poster « Houston, nous avons un problème », il faut gérer. Le bichon devient Joker ( parce qu’il débarque sans invitation à la fiesta comme son homonyme et que clairement, il veut dominer Gotham). Pendant que nous jonglons entre les casseroles et les convives, lui s’installe déjà comme s’il avait toujours été là. On dirait une boule de sucre glace qui marche toute seule, ou un chausson en peluche qui s’est découvert une vocation de chien. La border collie est conquise. Les chats font mine d’ignorer, mais je les connais : ils enregistrent tout, ils me jugent et me condamnent.
Le lendemain, direction vétérinaire. Pas de puces, pas de tatouage, pas de puce électronique non plus. Le vétérinaire note mon nom, et à la mairie ils prennent sa photo pour l’afficher. Je fais le tour des voisins, qui ricanent un peu parce que qui a un chien de ville dans le coin ? -Dans quelques jours, quelqu’un d’une association viendra le chercher.
Et déjà, mon cœur fait ce qu’il fait toujours avec les cabossés : il ramasse. Les enfants perdus, les chiens échoués, ceux qui se glissent dans ton quotidien par la petite porte de la tendresse.
Je sais bien que si ses vrais humains se manifestaient, je le leur rendrais sans l’ombre d’un regret et avec un total soulagement. Mais si c’est une asso qui vient, si c’est un inconnu, alors ce ne sera pas pareil. Parce que Joker, avec ses airs de fantôme de machine à laver option essorage à 18, a déjà trouvé sa place dans la maison et comme son terrible homonyme, les combinaisons de mon coffre-fort affectif n’ont aucun secret pour lui.
Et force m’est de constater que les chiens ne faisant pas des chats, je deviens chaque jour un peu plus ma mère qui accueillait la misère animale et humaine avec une porte également toujours ouverte. Elle est morte il y presque 6 ans déjà, date anniversaire dans 15 jours, et il faut bien que quelqu’un s’y mette.
Gee a publié sur son site GriseBouille sa nouvelle pour le Ray’s Day :
https://grisebouille.net/les-defavorises
Merci à lui !
Gee est docteur en informatique mais aussi auteur dessinateur de bandes dessinées, créateur de jeux vidéos, musicien, romancier.
Par Frédéric Urbain
« Attends, tu es en train de me dire que ton père, mon pote que je connaissais depuis quarante ans, était un menteur ?
— Non, pas un menteur, un mythomane tout au plus. Attends, je te raconte ce que j’ai pu reconstituer. »
« Pendant son service militaire, on le faisait encore en ce temps-là, il tombe sur un bouquin oublié par un autre troufion qui avait fini son temps. Une méthode Assimil. Sans trop réfléchir, il la met dans son sac. Surtout pour éviter que ça traîne et que le maréchal des logis fasse une crise pendant sa tournée d’inspection.
« Là-dessus, il part faire une garde. Il craint de s’endormir alors il sort le bouquin. Il n’a que ça à lire. C’est une méthode d’italien. Va pour l’Italien. Au fur et à mesure, il y prend goût. Dès qu’il a cinq minutes, il potasse et il progresse. Quand il est libéré des obligations militaires, il se paie une petite récompense, un voyage. Rome. Il prend une claque, il adore. Il retourne souvent dans le pays. Il commence à bien parler la langue. On lui trouve un drôle d’accent. Quand il prend ses vacances dans les Pouilles, il explique qu’il vient de Milan. En Toscane il se dit Vénitien. Il s’en tire toujours.
« En France il se met à se faire passer pour un Italien. Il se trouve confronté à la xénophobie de ses propres compatriotes. On le traite de rital. »
— Mais, moi le premier ! Quand il passait la porte du troquet, je disais « Tiens, voilà le Rital ! ». C’était un surnom affectueux, pas une injure. J’ai lu Cavanna, c’est pour ça.
— Je sais, t’inquiète. »
« Et à un moment il franchit une étape. Il se fait embaucher dans une boite et demande à utiliser un pseudonyme, qu’il choisit à consonance italienne. Administrativement il reste, bien entendu, citoyen français. Son contrat de travail, ses fiches de paie, ses cotisations, sont à son nom français, mais ses collègues ne le connaissent que sous son identité transalpine. Il est consciencieux, il travaille bien, la patronne ne trouve pas d’inconvénient à cette petite coquetterie et ça dure comme ça. Il parvient même, j’ignore comment parce que ça n’a pas l’air si simple, à faire inscrire son nom d’usage sur ses papiers d’identité, comme une rock-star. Cependant, jamais il ne songe à s’installer là-bas, curieusement.
« Il rencontre une femme — ma mère — et se présente à elle comme italien. Quand elle lui apprend sa grossesse, il panique, rompt la relation du jour au lendemain, principalement pour ne pas devoir dévoiler son vrai nom et le transmettre à l’enfant. Il lui donne de l’argent pour contribuer à mon éducation. Même pour ça il trouve une astuce : il fait des petits boulots chez des gens et leur demande de ne pas mettre d’ordre à leur chèque, qu’il envoie à ma mère. Mais elle, qui n’a obtenu aucune explication, lui en veut et coupe les ponts. Elle se met en ménage avec un autre homme, qui l’épouse, qui m’adopte — je porte son nom, moi aussi quelque part j’ai une fausse identité. Tous deux décident de m’informer à l’adolescence, sans bien entendu mentionner la supercherie, qui leur reste inconnue. Je ne peux pas dire que ça n’a pas eu d’impact sur moi : j’ai fait Italien première langue, persuadé de renouer avec mes origines.
« Un jour, bien plus tard, je me rends compte que j’ai envie de savoir qui est mon géniteur. Maintenant, on a Internet, personne ne peut vivre complètement caché. Je me lance dans une enquête, je fouille, je cherche. Je me dis qu’il est peut-être rentré en Italie, j’élargis le périmètre. Finalement, je le trouve à deux pas de chez moi, parce qu’un couillon de collègue a publié une photo sur Facebook à l’occasion de son départ en retraite — très probablement sans son accord. J’y vais, nous nous voyons, nous discutons. Il est assez avare d’explications mais il est content de me connaître et il parle assez librement. J’ignore pourquoi, il me révèle assez vite ce qu’il a si bien dissimulé pendant toutes ces années. Je comprends qu’il a passé toute sa vie d’adulte, quasiment, sous une fausse identité, rusant sans cesse pour la préserver. Une imposture sans grande répercussion, à part compliquer son existence. Je veux dire, c’est pas comme s’il devait se planquer pour échapper à un ennemi, à la justice, ou je ne sais qui.
« Il m’apprend aussi qu’il est malade, et je me retrouve là, avec toi, à organiser son enterrement, à mettre sur une tombe un nom qui n’est pas le vrai, à l’inhumer en Italie, dans un endroit qu’il affectionnait près du Lac d’Iseo. C’est surréaliste.
— Je me demande combien il y en a.
— Quoi ?
— Des personnes comme lui. Qui vivent sous une identité différente de celle qui leur a été donnée à la naissance.
— Mais plein ! Depuis que je sais ça j’en croise tous les jours. C’est la preuve que nous pouvons bifurquer, prendre notre destin en main. Une bonne nouvelle, si tu veux mon avis. »
Frédéric Urbain a publié un polar en argot et écrit des nouvelles, surtout pour le Ray’s Day.
Par Yves Picard
La publication en France du livre « Chansons homosexuelles dans la Marine soviétique tardive » est incertaine, son auteur estonien étant surveillé et son éditeur indécis.
Lisez Jouer du triangle sur son site d’origine.
Licence CC-BY-NC-SA
Extrait de « Matières Folles » de Sylvain Gillet
C’est revenu comme ça. Comme le souvenir d’un poison. Sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte. Elle restait prostrée là, dans ce champ de blé fraîchement coupé. Rien de ce que déployait la nature pour l’enrhumer ne la gênait. Il n’y avait plus de sensation. Ou il y en avait trop. Pourtant, elle n’y allait pas de main morte, la nature : une petite pluie fine bien froide et un petit vent bien vicieux. Un parfum de pharmacie traînait déjà dans l’air. Mais elle s’en moquait. Ou plutôt, elle ne le sentait pas. D’ailleurs, elle ne sentait plus rien. Elle n’avait plus froid, elle n’avait plus soif, elle n’avait plus faim de rien. Elle ne pouvait plus que voir. Elle observait sans fin ce champ de blé, ces arbres, ces branches qui pliaient. Elle regardait et regardait encore. Elle regardait la nature comme l’étranger goûte un fruit inconnu. Elle aurait voulu que son regard analyse et lui explique. Mais rien n’y faisait. Elle avait beau scruter le moindre atome de vie autour d’elle, elle n’y comprenait rien. Et cette incompréhension était maintenant devenue pour elle une évidence. Partout où elle se tournait, elle la retrouvait, abyssale et concrète. Ce n’est pas qu’elle ne savait pas, c’est plutôt qu’elle ne comprenait pas. Des choses, elle en savait. La vie et l’école républicaine lui en avaient appris des tas. Mais toutes ces choses… ces explications, ces événements, ces personnages, étaient rattachés forcément à un monde qu’on lui avait imposé dès le départ. Et ce monde-là, personne ne lui avait expliqué, car personne ne le pouvait. Elle était simplement prête pour son voyage en solitude.
Elle n’avait jamais cru vraiment en ce grand nounours qu’on appelle Dieu. Elle n’avait d’ailleurs pas plus cru à sa non-existence. Et cela aurait dû l’alerter. C’était un signe qui aurait dû la prévenir qu’un jour, l’incompréhension serait totale. Toutes les explications mystiques que l’on prenait plaisir à imaginer sur cette petite Terre lui avaient toujours paru puériles et jusqu’à présent, sa bonne humeur naturelle avait préféré en sourire d’un air qu’elle savait prétentieux. Mais maintenant, l’incompréhension l’avait rattrapée. Finis les préliminaires, les accessoires et les paquets-cadeau ; la vérité vraie était là, en face d’elle, comme un gouffre tentant.
Bien sûr, la prise de conscience ne déboula pas dans sa vie avec tambours et trompettes. Elle se fit au contraire insidieuse. La vérité était là, avec elle. Elle l’avait toujours été, tout contre elle, dans son ombre. Comme un poison gisant dans la boue, elle observait cette femme comme les autres, qui ne se doutait pas encore. Cette femme était normale. Un physique normal, un caractère normal, une intelligence normale, des idées normales, le tout dans une vie tout compte fait assez normale. Sur son enfance, il n’y avait rien de particulier à dire. Ses parents l’aimaient. Elle s’était logiquement impliquée dans un nombre raisonnable de bêtises de petite fille qui ne l’empêchait cependant pas de revendiquer le titre honorifique de « fierté de son papa ». Évidemment, son adolescence fut plus douloureuse. Avec ses premiers vrais petits malheurs, rien qu’à elle. Comme tout le monde, elle commençait à se confectionner un petit bagage rempli de petites peines. Comme tout le monde, à cet âge-là, elle avait l’âme d’une artiste. Alors, son petit bagage, elle le trouvait beau. Comme tous les jeunes gens, elle pensait avoir un don pour la tristesse. C’était une romantique raisonnable qui pensait qu’elle pourrait toujours abandonner son petit bagage en cours de route, sur le chemin, quand elle le voudrait, quand il serait temps, quand la vie se ferait plus palpable. Elle était tout simplement jeune ; avec le temps, ça finirait par s’arranger.
C’est après une boum de lycée qu’elle connut sa première étreinte d’homme. Elle pleura, elle voulut rejoindre les bras de sa maman et décida de ne jamais le revoir, ce qu’elle fit. Puis avec le temps, avec plus de sourire, avec plus de mots doux, plus d’hormones, l’angoisse se fit plaisir. Beaucoup plus rapidement qu’elle ne l’aurait espéré après la première fois. C’est à cette époque qu’elle se posa sa première vraie question, qu’un léger doute commença à poindre. Son goût pour le plaisir avait évolué avec une telle vitesse et si radicalement, qu’elle en était presque honteuse. Bien sûr, cela l’amusait, et fort heureusement, c’est cette impression qui eut le dernier mot. Mais un autre sentiment avait eu le temps de lui déranger l’âme. Elle qui écrivait des poèmes, elle qui voulait rentrer aux beaux-arts pour devenir peintre, elle qui évoluait dans un milieu d’artistes en herbe, de quasi-intellectuels presque déjà engagés, elle ne comprenait pas, elle ne comprenait déjà pas cette impuissance énorme, et disons-le agréable, qu’elle ressentit face à l’instinct. C’était déjà presque une saveur.
Alors, l’instinct, sentant qu’il s’était peut-être dévoilé trop tôt, décida de se faire plus discret, pour un temps ; et elle oublia. Plus tard, elle comprendrait que le simple fait d’avoir pu oublier ce qui l’intriguait était justement la plus éclatante démonstration de l’instinct. Cet instinct de survie qui nous fait fuir ce que l’on ne comprend pas. Cet instinct raisonnable dont la négation est cause de tous les malheurs des hommes.
Heureusement, l’activité débordante de sa jeunesse lui fit éviter les fatals moments où l’on pense. Cette manifestation de la grande incompréhension, tout le monde la ressent au moins une fois. Elle laisse une trace de doute et puis c’est tout. Mais chez cette femme, la trace se fit indélébile. Comme une tache de vin sur une toile cirée. Ce n’est pas qu’elle était plus prédisposée à cela qu’une autre, non. C’est plutôt que le vide l’avait choisie elle, au hasard.
Peut-être que rien de tout cela ne serait arrivé sans ce piano. C’était un piano qu’elle ne voyait pas. Un piano sur une bande magnétique. D’ailleurs ce piano n’avait aucune importance. Ce qui en avait, c’étaient les notes. Quelques petites notes de piano insignifiantes. Des notes envoûtantes et pourtant tellement modestes. C’étaient des notes qui ne voulaient de mal à personne. Un ami lui avait fait écouter ces notes. Peut-être n’aurait-il pas dû. Tout de suite, la jeune femme les aima. Elle les aima un peu trop. Car elles possédaient en elles la beauté qui fait mal. Le cruel charme de ce que l’on adore sans pouvoir le serrer dans ses bras. La jeune femme ne comprenait pas pourquoi elle aimait tant ces notes. Et ce pourquoi lui laissait déjà un goût de malaise dans la gorge. C’était idiot. Quand on aime, pensait-elle, on devrait pouvoir comprendre son Amour, ou au moins pouvoir apporter un début d’explication. Mais là, dans ce cas précis, elle en était incapable. Cette incompréhension lui rappela la première, celle de l’évolution de son goût pour le sexe. Elle commença alors à comprendre que ces quelques notes de piano, si elles revenaient, risquaient de lui dévoiler petit à petit toutes les autres incompréhensions autour d’elle. Cette vision d’un monde fait d’inconnu l’effraya. Son angoisse fut si grande que le charme s’effaça. Alors l’instinct vint une fois encore à son secours et elle oublia. Un temps.
De l’extérieur, rien ne transparaissait. Elle-même ne se sentait pas du tout malade. Elle pensait s’être intégrée définitivement à la vie animale. Elle avait tellement aimé une petite musique, qu’elle en était devenue malheureuse par incompréhension. Elle se disait donc que le malheur de l’homme venait de sa prétention à vouloir comprendre. Alors, comme la majorité, elle avait préféré réintégrer le troupeau comme une bête sage qui elle, ne se pose pas de question. Elle haïssait déjà cette odieuse curiosité de l’homme qui, sachant qu’elle sera toujours insatisfaite, s’obstine quand même. Ça voulait dire trop de chose. Le désastre ne pouvait être si total. Toutes les actions des hommes ne pouvaient pas avoir été entièrement motivées par la peur. Pas toutes. Enfin, soyons sérieux, pensait-elle, il faut bien qu’il y ait de l’oubli de temps en temps, puisqu’ils arrivent à vivre ! Elle commençait à comprendre qu’elle aurait finalement bien de la peine à se séparer de son petit bagage. Elle le sentait même déjà coller à sa peau. Alors, elle fut active. Elle voulut oublier le ridicule dans le placard aux aigreurs. Elle se dit qu’après tout, elle n’était pas plus bête que la moyenne et qu’elle y arriverait. Elle pensait n’être pas plus encline qu’une autre à la glissade, au dérapage. Elle étudia, travailla et aima des hommes. Elle n’était pas devenue l’artiste peintre qu’elle aurait espérée être un jour, mais sa situation la satisfaisait. Elle dessinait dans un magazine pour enfants et était plutôt bien payée. Quelques fois, une ombre passait sous sa porte et les questions, le vide, le pourquoi, l’incompréhension, tout cela revenait d’un seul coup. Elle avait beau mettre cela sur le compte de la jeunesse, elle était de plus en plus inquiète. Alors, elle se battait. Elle regardait son propre poison les yeux dans les yeux et lui riait au nez, comme par défi. Mais une fois la fantaisie passée, elle se rendait bien compte qu’elle ne pourrait avoir le dernier mot. Alors elle partait. Elle se saoulait d’alcool, de travail, de voyages et d’hommes. Il fallait bien que les nuits passent. Bien sûr, elle s’entretenait. Le physique et l’âme apparente. Elle craignait que sa peur ne se voie trop, qu’elle l’enlaidisse. Parce qu’attention, elle avait sa fierté. Elle ne voulait pas abdiquer. Elle n’avait jusqu’à présent connu que des hommes de loisir, mais comptait bien en trouver un de passion. Un indispensable. Peut-être un peu comme elle, mais pas forcément. Elle se disait qu’avec leurs deux peurs, ils pourraient, peut-être, se bâtir une petite certitude. Une certitude qu’on appellerait Amour.
Ce ne fut pas facile et cela prit du temps. Comme elle pensait que l’Amour chasserait la peur de la grande inconnue, elle voulait aimer. Il n’y avait au monde pas de femme plus désireuse d’Amour que cette femme-là. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir du goût et d’être difficile, comme tout le monde. Bien sûr, quelques hommes réussirent à embarquer son cœur sur des navires incertains. Trop incertains pour traverser quoi que ce soit. Ces Amours-là coulaient en route, et à chaque fois son petit cœur avait bien de la peine à regagner la rive. Elle avait appris que l’on ne se sauve des grandes tristesses que tout seul. Alors, elle ne se plaignait pas trop, car elle savait que cela ne servait à rien. Le malheur des autres n’intéresse personne, sinon, depuis le temps, ça se saurait. Il n’y a que les peines de héros romanesques qui intéressent les gens. Mais c’est un intéressement quasi sadique que celui-ci. Alors la jeune femme n’ennuyait ses amies que raisonnablement, en ridiculisant ses Amours pour mieux ridiculiser ses malheurs. En fait, ce qui la gênait le plus dans ces moments-là, c’était un sentiment de retour. Retour pour elle-même et retour pour les fantômes. Ces moments-là laissaient trop de temps pour penser. Fatalement, la grande incompréhension revenait frapper à la porte. L’inconnu, l’ignorance et le vide revenaient traîner comme de vieux amants sur des plafonds décidément trop blancs. Elle détestait ces moments. D’autant plus qu’elle se demandait si en voulant chasser la peur par l’Amour, elle n’avait pas fini par faire le contraire. Alors, quand les petites notes si jolies revenaient, elle accélérait sa vie de quelque manière que ce soit, afin de les laisser derrière elle.
Enfin, il arriva. Bien sûr à un moment où elle ne cherchait pas. C’était son homme. Son indispensable. Son grand costaud tout doux. Cette fois, c’était sûr. Alors la vie se fit arc-en-ciel, et le bonheur, le simple, le seul intéressant, coula à torrents. Elle ne s’en priva pas. Elle s’en gava de bonheur, elle en reprit et en reprit encore. Elle fut assez surprise de constater à quel point la vie est une question de hasard et de point de vue. Elle n’aurait jamais cru que ce type d’homme pourrait lui plaire et il lui plut. C’était à ne rien y comprendre, une fois de plus. Sauf qu’à présent, la part charmante de l’incompréhension surpassait largement la part inquiétante. Elle se laissait guider par son petit cœur et ses tripes avec une insouciance enfantine et tellement agréable. Ce n’est pas qu’il était plus drôle, plus intelligent ou même plus beau qu’un autre, non. C’était lui, tout simplement. À présent, elle s’en moquait pas mal, de toutes les questions d’avant. Elle avait compris qu’on ne peut pas vaincre la vraie peur, alors elle avait préféré regarder de l’autre côté du mur ; et comme de l’autre côté, il y avait son homme, elle n’allait pas s’en priver. Ils se bâtirent leur petite bulle à eux, avec plein de bonheur dedans et des sourires tout autour. Comme tout le monde, ils eurent leurs petits mots, leurs petits secrets, leurs petits noms un peu bêtes et leurs petites manies de regards. Ils s’installèrent à la campagne, dans une petite maison qui n’aurait pas fait honte à une série télévisée. La jeune femme était belle. Elle remettait des robes. Ça sentait l’Amour dans son cœur et le repos dans sa maison.
Plus tard, la maison fut réveillée par des pleurs d’enfant. Les seuls qui nous rendent heureux d’être responsable. Ces pleurs rassuraient la jeune femme. N’étant pas plus maligne qu’une autre, elle avait attendu neuf mois que ces pleurs sortent de son ventre. Une fois de plus, elle n’y avait rien compris. Elle avait regardé les trois petits kilos tout roses avec des yeux en bille de verre, alors que son homme, lui, se faisait réanimer par le personnel de la maternité. Elle était devenue Madame Maman. Évidemment, il y eut un peu plus de linge à laver. Ses collègues de la maison d’édition lui avaient envoyé des tas de dessins réalisés spécialement pour l’occasion. Il y en avait plein les murs. Même le papa s’y était mis, avec une réussite assez relative, il faut bien le dire. Le temps passa au rythme de l’enfant, du travail, de son homme, et un peu d’elle.
Puis un jour… un jour pas particulier du tout… pendant un après-midi fatalement oisif… elle fut un peu trop curieuse. On ne lui avait pas dit comment la chasser, la curiosité, et elle aurait dû s’en méfier, car elle connaissait cette faiblesse. C’était là, par terre. Entre un jouet et le panier du chat. C’était une cassette magnétique. Elle était probablement tombée de son armoire de rangement située au-dessus. Quand elle l’a vue, elle s’apprêtait à sortir pour une course. Elle n’était pas à proprement parler une maniaque du ménage, mais l’inhabituelle présence de cette cassette sur le carrelage campagnard la gêna. Elle alla logiquement remettre l’impertinente à sa place. Que ce soit sur la cassette elle-même ou sur le boîtier, rien n’était inscrit. Cela l’intriguait. Elle n’avait jamais remarqué cette cassette auparavant et se dit qu’elle devait appartenir à son homme, du temps où il écoutait encore de la musique de jeunes. Elle aurait pu la replacer, l’oublier et sortir pour ses courses, mais non. Le hasard revint avec ses hordes sauvages. Elle plaça la cassette dans le lecteur hi-fi pour savoir. Et là… Elles réapparurent. Calmement, doucement, légères et plus belles que jamais. Les petites notes. Elle pensait les avoir oubliées, mais elle pensait mal. Aussitôt, tout le cortège d’incompréhension revint la saluer. Des années d’oubli se vengeaient enfin. C’était comme si un peu de sa famille était parti en voyage et que cette part d’elle-même était maintenant de retour. Elle se laissa envahir par ces notes si charmantes. Elle était émue et intimidée comme devant un ancien amant. C’était une ancienne peine d’âme qui lui avouait encore, après tant d’années, son Amour éternel. Et comme l’on succombe toujours aux mêmes charmes, elle succomba à nouveau. Elle s’y attendait trop peu pour avoir pu préparer une quelconque fuite. Alors comme les fois précédentes, elle fut surprise dans son esprit même. Surprise par tout l’inconnu qu’entraînaient derrière elles, ces notes magiques. Il avait d’autant plus pris possession de cet esprit qu’il avait soigneusement préparé son retour. Tapi qu’il était dans le cloaque sordide des bas-fonds de l’âme. L’illusion était terminée, et la réalité était de nouveau là. La jeune femme regardait autour d’elle. Tous ces objets qui lui étaient encore si familiers il y a à peine quelques instants lui apparurent comme autant d’étrangetés inexplicables. Pourquoi cette table, pourquoi ces murs, pourquoi ces dimensions, pourquoi cette peau, ces fruits, ce panier, cette odeur, ces couleurs, pourquoi ce miroir, ce visage. Les pourquoi n’arrêtaient pas de déferler devant ces yeux. Ils étaient légions. Ils envahirent tout son espace. Ils envahirent le monde et au-delà. Elle était comme hypnotisée par ces pourquoi. Ils étaient des kyrielles mais la réponse, elle, était unique. Elle s’imposait à cette jeune femme perdue. Elle trônait devant elle, plus puissante que jamais. Comme une putain qui saoule un gogo pour mieux le dépouiller, la réponse avait drogué la jeune femme avec ces petites notes si belles, pour mieux embraser son ciel. La réponse força le passage. La jeune femme tétanisée la prononça du bout des lèvres, malgré elle… « Je ne sais pas… » Un halo blanc lui voila le regard, sa tête bascula en arrière, et elle s’enivra de la plus grande bouffée d’oxygène possible. Une fois encore, l’instinct l’arracha des flots noirs, et sa main stoppa la cassette. Il y eut le silence. Il n’y eut plus de musique. Elle regarda autour d’elle et reconnut sa vie. La tête dans les mains, elle s’écroula sur un canapé en espérant des larmes qui ne vinrent pas. Elle pensa à son homme, à son enfant et se sentit plus forte. Elle rit un court instant en se disant que maintenant, elle ne pourrait plus perdre. Ce n’était pas possible puisqu’ils étaient là, avec elle, ses deux amours… Quand elle entendit à nouveau les petites notes venues de très loin du fond de sa tête, elle se précipita dans la salle de bains et fit couler l’eau glacée sur sa nuque. Elle avala un double cognac, s’engouffra dans sa voiture et prit la route. La route de ses courses ménagères, vite, très vite… En chantant « Y a d’la joie »…
Puis le temps passa à nouveau. Il ne sait faire que ça, le temps. Des semaines, des mois au cours desquelles les petites notes réapparurent régulièrement dans sa tête. Car évidemment, c’en était fait. Il était trop tard ; elle avait été trop curieuse. Elle avait beau se démener continuellement, il y avait toujours un quart d’heure de dangereuse inaction, pendant lequel la musique revenait. Et à chaque fois, elle avait plus de mal à regagner le monde connu que la fois précédente. Alors, progressivement, lentement, elle se détacha de ses objets, de sa routine et des siens.
Son homme s’en rendit rapidement compte. Il tenta de la « sauver », comme il disait. Il la sortit, il l’amusa, l’aima encore davantage. Rien n’y fit. Il en crevait de malheur de la voir lui glisser des doigts sans pouvoir rien faire. L’enfant, lui, était trop jeune pour comprendre. D’ailleurs jamais il ne comprit. La musique revint de plus en plus régulièrement, et la fixation du regard se fit de plus en plus solide. Elle se désespérait elle-même de se voir ainsi glisser. Ayant compris assez tôt que l’on ne peut pas vaincre la peur, elle avait tenté de l’ignorer, comme tout le monde. Mais malheureusement pour elle, les maudites petites notes la lui rappelaient toujours.
Alors vint le moment fatal où l’incompréhension s’installa définitivement. Elle ne la quitta plus. C’était un matin, après quelques courtes heures de sommeil, ses dernières. Le côté fictif de tout ce qui l’entourait était devenu sa règle. Elle sortit de la maison en robe de nuit et alla dans ce champ où elle était donc maintenant. Son homme l’avait regardé partir comme s’il ne la reverrait plus, comme s’il avait compris. Elle était donc dans ce champ de blé et ne comprenait plus rien à ce monde, aux autres et à elle-même. Une fine pluie froide coulait le long de son corps. Mais elle ne sentait rien. Elle était comme entourée d’océan. Elle avait tout lâché et était arrivée au fond des cryptes. La musique pour elle, ne s’arrêterait plus. La femme fixait l’horizon le plus lointain. Elle aurait voulu que son regard l’entraîne au-delà de l’au-delà, vers un autre monde peut-être, qu’elle n’aurait pas compris davantage.
C’est alors que le sortilège se fit enfin plaisir. Elle se dit qu’elle n’avait après tout pas plus de preuves de l’existence de ce monde que de n’importe quel autre. Que tout ce qui l’entourait n’était pas plus certain que n’importe lequel de ses rêves. Alors pourquoi continuer dans des critères, des formes, des couleurs imposés ? Autant évoluer dans un monde qu’elle se créerait elle-même, un monde par conséquent parfait. Pour la première fois, elle se sentit libre face à l’inconnu. Pour la première fois, elle choisit réellement. Elle se libéra du temps. Elle s’éloigna de ce monde pour gagner enfin le sien. Un monde pas encore terminé, mais pour la découverte duquel elle avait maintenant l’éternité, puisque la mort n’était devenue pour elle, que la fin d’un autre rêve. Elle rejoignit l’armée des immortels dans le ciel très haut, là où tout n’est plus que vent…
Le lendemain, son homme, ivre de peine, amena son corps à un hôpital psychiatrique. Ce n’était pas un corps mort. Son cœur battait encore. C’était tout simplement un corps sans âme. Elle était partie ailleurs, très loin, trop loin pour l’homme qui pleurait. Ce corps ne fermait jamais les paupières. Il souriait, prostré qu’il était contre un coin de mur en carrelage toujours trop blanc. On maintint le corps en vie artificiellement pendant quelques années, puis un jour, on le débrancha. Il était mort. Mais l’homme lui, qui était devenu sombre comme la nuit, se doutait de quelque chose. Il semblait savoir que sa femme, son bonheur, son Amour était toujours en existence quelque part. Alors il observait souvent le ciel pendant de longues heures. Parfois même, il lui semblait reconnaître son visage sur les contours d’un nuage. Et les larmes lui faisaient respirer à pleins poumons le parfum de celle qu’il aurait tant aimé rejoindre.
Mesdames et Messieurs, méfiez-vous des notes de piano tristes. Elles sont parfois plus fortes que l’instinct. Méfiez-vous des mondes intérieurs, car ils permettent de tout justifier. Mais n’ayez pas peur de l’incompréhension totale du monde qui peut-être se présentera à vous un jour. Faites-en votre amie. Acceptez le charme sans tenter de le comprendre. Et si un jour vous éprouvez un sentiment jusqu’alors inconnu, un sentiment dont vous ne saurez pas s’il est bon ou mauvais ; si tout ce qui vous entoure vous apparaît progressivement comme irréel, approchez-vous d’une fenêtre et regardez le ciel. Elle sera peut-être là-haut, très haut. Elle sera faite de brumes blanches dont vous ne saurez pas si vous les voyez ou si vous les rêvez. Elle sera belle comme un espoir. Elle vous apaisera enfin en vous donnant le sentiment que la course est terminée. Souriez-lui et repensez à elle de temps en temps, car elle est douce et tranquille, elle, la femme nuage…
Sylvain Gillet a été comédien, réalisateur, scénariste.
Son premier roman Ludivine comme Édith sort en 2018.
Suivront Commedia Nostra en 2020, puis Venenum en 2022.
Les Enquêtes Improbables de Mulford Sploodge est son quatrième livre paru.
Sylvain Gillet est gentil et mérite d’être connu. Il nous a confié cet inédit.
Quand Sita Rachel m’a appelée hier, j’ai tout de suite su que quelque chose clochait.
Sa voix n’avait plus ce petit chant stressé de Mbeng qui résonne entre deux fourneaux, deux boulots et cinquante factures. Non, c’était une voix cassée, essorée comme un vieux torchon qu’on a trop tordu. Elle a juste dit : « Ma’a, il faut que je parle à quelqu’un qui comprend le Cameroun profond, pas les gens de Mbeng ici qui pensent que la police c’est le Père Noël. »
Sita Rachel est le genre de femme qui ne compte jamais ses efforts. Elle a quitté Béon à Édéa pour tenter sa chance dans un petit coin de la banlieue parisienne. Femme de ménage de jour, aide-soignante de nuit. Une vraie Mbenguiste de la première génération, avec le dos courbé de ceux qui ont cru de prime abord que l’Europe était un compte bancaire automatique.
Et puis un jour, elle a voulu faire ce que tant d’autres ont tenté avant elle : aider la famille. Elle a décidé de faire venir sa nièce, la fille de sa sœur aînée. Elle s’est endettée jusqu’à la moelle épinière pour payer « le faux » devant aider sa nièce à venir ; elle a payé les billets d’avion. Bref, elle a tout payé, jusqu’aux valises et au casse-croûte pour la salle d’embarquement. Il fallait voir sa joie quand sa nièce est arrivée à mbeng. Vidéos par ci, photos avec des messages d’amour par-là sur les statuts ouatzap. Est-ce qu’elle savait alors qu’elle est comme ça en train de célébrer le pire démon de sa vie ?
Au début, tout allait bien. La nièce a été scolarisée. Elle riait fort dans la cuisine, découvrait les baguettes et les fromages qui puent, se baladait dans les rues de Mbeng. Mais au bout de quatre mois seulement, Sita Rachel a commencé à sentir que le ciel changeait de couleur : la fille commençait à sortir sans prévenir, ramenait des amis étranges à la maison, passait des heures au téléphone ou chez certains voisins alors que Sita Rachel elle-même qui est dans le quartier depuis des années ne connaît même pas leurs prénoms.
Mais bon, une petite crise d’adolescence tardive, ça peut arriver. Sita Rachel serre ses dents. Jusqu’au jour où la police arrive chez elle. Oui, la vraie police de Mbeng, celle qui frappe à la porte avec un papier en main et un regard sans sourire. La nièce que Sita Rachel cherche depuis hier au point d’aller signaler sa disparition au commissariat a porté plainte auprès des services sociaux.
Motif ? Maltraitance. Oui, tu lis bien. Maltraitance. Selon elle, Sita Rachel l’exploite, la nourrit mal, la prive de liberté. « Je suis traitée comme une esclave domestique », a-t-elle déclaré. Donc les policiers d’hier qui ont refusé de l’aider à chercher sa nièce sous prétexte que cela fait moins de 24 heures que cette dernière a disparu savaient ce qui se tramait ?
Sita Rachel est tombée comme une mangue trop mûre. Elle n’a même pas pu expliquer. Parce que dans ce Mbeng-ci, quand quelqu’un t’accuse en disant « abus », on t’écoute toi-même après, seulement si les ancêtres sont avec toi. Elle a failli tout perdre : son logement social, son travail, sa dignité. Heureusement que certains voisins avec qui elle s’entend ont témoigné en sa faveur ; que la nièce s’est contredite cent fois ; et que les preuves n’étaient pas solides. Mais la honte, elle, était bien réelle. Et la blessure, profonde comme le puits de sa mère à Béon.
Après on va dire que le téléphone c’est le démon ? Que les réseaux sociaux sont le diable ? Voilà alors ça qui a sauvé Sita Rachel car, c’est grâce à ça qu’on a su que l’attitude de la nièce était un plan délicatement ficelé dont l’ambition finale était de faire partir Sita Rachel de son foyer, afin que la nièce prenne la place. Un film digne de Camerwood dont la scénariste n’était nulle autre que la sœur de Sita Rachel restée au pays. C’est grâce au téléphone que Sita Rachel a connu le vrai visage de sa famille. Sa sœur était allée jusqu’à demander à sa fille de tomber enceinte de n’importe qui à mbeng afin de pouvoir rester si jamais ça se gâte avec Sita Rachel. De n’importe qui, même du mari de Sita Rachel !
En un temps deux mouvements, Sita Rachel a manigancé un plan avec son époux afin de faire rentrer la nièce au pays. Il a annoncé à la petite qu’il l’amenait en voyage. La petite go a alors bien ajusté ses ailes, car elle a cru qu’elle avait trouvé son bon gars (ça lui fait quoi même si c’est le mari de sa tante ?) qui la fait voyager, au point de ne rien dire à sa tante, sans savoir que c’est même cette dernière l’actrice principale du film. Une fois le colis déposé en sécurité au pays près de sa mère, le mari a poum sans plus regarder en arrière.
À la fin, Sita Rachel a conclu en me disant que :
« ce n’est pas parce qu’on a le cœur large qu’on doit le mettre à la disposition des gens qui viennent avec les dents longues. Les sous-quartiers de Mbeng sont remplis de tontons et tatas qui ont payé le prix fort pour avoir voulu bien faire. Le bon cœur, c’est bien. Mais le bon cœur sans vigilance, c’est comme ouvrir son frigo au village : même les poules viennent y manger. »
Cette fière disciple de Marcel Kemadjou publie régulièrement ses racontages, ces récits camerounais dont on reconnaît instantanément l’inimitable style gouailleur.
Elle a publié six ouvrages.
Par Goofy
Au moment de fermer l’enveloppe, j’étais content de moi. Content comme un con, j’allais le comprendre un peu trop tard.
La chose contenait mon message en lettres inégales découpées et collées une à une, car j’avais lu des polars. Ça m’avait coûté une bonne heure de boulot : « JE SAIS TOUT. Si tu veux que ça reste entre nous, connecte-toi sur https://wtf.roflcopter.fr/paste/?192a1e4fff mot de passe : ran$on et suis scrupuleusement les instructions »
Elles étaient gratinées, mes instructions, d’une page burn after read à la suivante. Un vrai jeu de piste assorti de menaces même pas voilées, pour finir par un rendez-vous sur le parking d’Auchan à Vélizy-Villacoublay à 2h 03 du matin le 20 mars, avec la rançon évidemment, 203 000 euros « en petites coupures ». Du grand n’importe quoi.
Naturellement, je ne savais absolument rien de Maxence depuis qu’on s’était perdus de vue après l’école d’ingés, en 2005. Je gloussais d’avance à l’idée de le faire marcher jusqu’à la panique, lui qui avait été un complice actif des soirées du BDE où il s’était distingué à monter des canulars monstrueux dont on se parlait encore 20 ans plus tard en pleurant de rire avec d’autres copains de l’époque. Mais de Maxence lui-même, aucun de nous ne savait grand-chose. C’est par hasard que j’avais retrouvé son nom mentionné dans une plaquette de Dassault Systèmes, avec son mail pro, son adresse physique avait été beaucoup plus difficile à trouver.
* * *
Le P12 de Vélizy2 surplombe l’immense centre commercial, et je me dis qu’en arrivant en avance j’aurai le temps de contempler le spectacle lumineux du nœud d’autoroutes d’un côté, de l’aérodrome de l’autre. Je me gare tranquillement, mais on dirait que je ne suis pas le premier arrivé. Il n’est pas encore 2 heures mais sous l’éclairage d’un réverbère distant, la masse sombre d’un SUV tous feux éteints. Je m’approche à pas lents, un grand sac de courses à la main avec un pack de bières à l’intérieur, de quoi célébrer nos retrouvailles en souvenir du bon vieux temps… Je me régale d’avance en imaginant sa tête quand il va me reconnaître et comprendre que… mais est-ce qu’il va me reconnaître ? J’ai pris quelques kilos, j’ai une barbe et un crâne presque chauve… et lui, quelle tête il a maintenant ? Je ne vais pas tarder à le savoir.
Je fais le tour du moche tank noir en l’éclairant de mon portable. Personne à l’intérieur. Ce n’est pas sa voiture ? Il s’est planqué plus loin dans l’ombre pour me voir arriver ? À moins que… J’essaie d’ouvrir le coffre, la poignée cède facilement et le hayon se lève en douceur… Sa tête me fixe les yeux grand ouverts. De surprise j’éclate de rire.
— Putain Max, tu m’as bien eu… Comment tu as su que c’était moi ?…
Pas de réponse. Je le secoue, il reste inerte. Il joue le parfait cadavre, en chien de fusil dans son coffre.
— Allez, j’ai compris, sors de là, t’as gagné… J’aurais dû me douter que tu te…
Pas le temps de terminer. Au sol, bras tordus, j’étouffe sous un poids énorme, pointeur laser sur le front.
— Tu bouges plus ou t’es mort.
On me transporte comme un sac, je n’y vois plus rien sous un tissu noir à travers lequel j’essaie de gueuler que j’ai compris, stop la caméra cachée… Je me prends un gros coup sur la tête et plus rien.
* * *
— On reprend. Vous vous appelez François Ferrat, né le 3 mai 1985 à Châtellerault dans la Vienne, vous êtes actuellement… hmmm “consultant pour une société de services informatiques” à Pontoise. Quels sont vos liens avec la victime ?
— mais je vous l’ai déjà dit tout ça, c’est un copain de promo que je n’avais pas vu depuis vingt ans !
— … et naturellement vous lui donnez rendez-vous sur un parking de supermarché en pleine nuit, c’est vachement crédible.
— je voulais juste lui faire une surprise… je lui ai monté une grosse blague quoi… Elle change de ton, comme excédée.
— Arrête de te foutre de ma gueule ! Et explique-moi pourquoi tu es là quand on le retrouve avec deux balles dans la poitrine
— Mais je sais pas moi, putain ! J’ai cru qu’il faisait semblant d’être mort pour me faire peur, qu’il avait pigé que je lui avais monté un coup fourré… C’était un pote quoi, pourquoi je l’aurais tué, c’est complètement con…
— Attention à ce que tu dis ! Rappelle-moi où tu as fait ton stage d’école d’ingénieur
— ben quoi, à Chengdou
— en Chine, hein ?
— ben oui en Chine, quoi, je vois pas le rapport avec Maxence !
— tu as rencontré qui pendant ton stage ?
— ben des Chinois, et d’autres stagiaires d’un peu partout
— quel genre de Chinois ?
— des ingénieurs en électronique, d’autres en informatique… mais qu’est-ce que ça vient foutre là-dedans ?
— et ce type-là, tu l’as rencontré ? Elle me montre la photo d’un Asiatique au milieu d’un groupe qui assiste probablement à une conférence
— euh… ah oui je m’en souviens, il dirigeait une équipe de développement
— et tu l’as revu à Paris ensuite, hein…
— mais oui, mais comment vous savez ça ? Elle souffle en l’air en regardant le plafond.
— on a sympathisé, il est venu une fois en voyage professionnel et il avait gardé mes coordonnées alors je lui ai un peu montré Paris
— c’est ça, Tour Eiffel, Montmartre, le Moulin-Rouge…
— pas vraiment, il voulait voir le Louvre et le musée Guimet
— ben voyons, et puis Beaubourg, Notre-Dame et pour finir, un petit tour sur le plateau de Villacoublay…
— quoi ? Mais non, pourquoi on serait allés là-bas ?
— peut-être pour rencontrer Maxence Bernier, chez Dassault Systèmes ?
— …
— eh oui, on en sait des choses, plus que tu crois, petit bonhomme. Maintenant, tu nous dis pourquoi tu avais fixé un rendez-vous à la victime. On sait que c’est pas toi qui l’a tué mais on sait aussi que tu es forcément complice. Alors tu nous détailles ça depuis le début…
Je m’effondre. Je dois être blême. Depuis cinq heures qu’on reprend tout depuis le début, j’ai la bouche pâteuse et les idées à l’envers, je ne réponds que mécaniquement, non je n’ai pas voulu faire tuer Maxence, je n’ai aucun complice, je n’ai jamais revu Shen Huáng, je voulais faire une grosse blague à Max pour me venger des canulars qu’il nous faisait quand on était étudiants, jamais je n’ai eu de contacts avec l’ambassade de Chine, non je ne suis pas retourné là-bas, non je n’y connais rien en opsec c’est pas mon domaine, je n’ai jamais mis les pieds chez Dassault et je n’ai aucune idée de ce que faisait Max chez eux…
— pfffou ça fait beaucoup de négations tout ça, elle souffle en se tournant vers le type qui saisit tout sur son clavier, deux mètres plus loin, et qui confirme avec un hochement de tête et un sourire ironique. Malheureusement pour toi, on va te confronter à un témoin qui prétend tout le contraire…
Sur un signe qu’elle fait vers la baie vitrée, une porte s’ouvre. Une silhouette d’homme à contre-jour, je distingue mal. Il s’approche en pleine lumière, je le connais… C’est Maxence. Et non, il n’a pas deux trous rouges sur le côté.
Je lui saute à la gorge, il se débat mollement en hurlant de rire, et d’ailleurs tout le monde se marre sauf moi, tous les prétendus agents de la DGSE qui m’ont kidnappé et maintenu des heures dans la cocotte-minute. Sur le coup, je l’aurais bien tué volontiers. Plus tard, on a fini mes bières.
L’ami Goofy est un hyperactif qui a à peu près tout fait sur Internet mais qui ne veut pas que ce soit dit. Oups.
par Neko
Ce matin j’ai lavé soigneusement mes cheveux
j’y ai mis ma barrette préférée
j’ai enfilé mon yukata au motif grande vague bleue avec le joli hanhaba obi jaune que maman m’a offert pour mes 18 ans
il fait si beau
un magnifique ciel d’août avec l’odeur de la mer et le chant des mouettes
pas un nuage
je vais retrouver mon amie akiko on veut aller voir les cotonnades arrivées hier chez le marchand
mes geta claquent joyeusement dans la rue
je passe devant la boutique de tofu
la marchande est si jolie
la pauvre a perdu son mari l’année dernière elle travaille dur depuis aidée par ses deux petits
elle sourit malgré tout, toujours gaie.
Au retour je lui achèterai le tofu soyeux que maman m’a demandé de ramener pour le dîner
j’arrive en vue du pont aioi au loin je vois déjà la fine silhouette de akiko accoudée à la balustrade elle a ouvert son ombrelle, elle est d’un chic.
je crois que je l’aime.
je n’aime pas trop les garçons et leurs façons brutales.
Il faut voir le genre qu’ils se donnent.
Mais que regarde-t-elle donc avec tous ces gens ?
Comme eux je lève mon regard vers le ciel bleu.
Un grand oiseau brillant si haut qu’on n’entend pas l’ouragan de ses quatre moteurs hurlant
hurlant
hurlant
hurlant
soudain je suis allumette
soudain je suis fumée
poudre d´atomes brûlants dans cette colonne de fumée et de feu montant haut haut dans le ciel si bleu de ce beau jour d’été
Ai-je eu le temps de t’appeler, maman ?
je n’ai plus de bouche pour crier
je n’ai plus d’oreilles pour entendre les cris
je n’ai plus d´yeux pour pleurer
plus que mon silence pour toujours mêlé au cri silencieux des 50000 âmes dispersées dans l’éclair de Hiroshima.
Neko est une écrivaine franco-japonaise.