Les larmes de Sita Rachel ne coulent plus

par Rochelet Ngo Iboum


Quand Sita Rachel m’a appelée hier, j’ai tout de suite su que quelque chose clochait.

Sa voix n’avait plus ce petit chant stressé de Mbeng qui résonne entre deux fourneaux, deux boulots et cinquante factures. Non, c’était une voix cassée, essorée comme un vieux torchon qu’on a trop tordu. Elle a juste dit : « Ma’a, il faut que je parle à quelqu’un qui comprend le Cameroun profond, pas les gens de Mbeng ici qui pensent que la police c’est le Père Noël. »


Sita Rachel est le genre de femme qui ne compte jamais ses efforts. Elle a quitté Béon à Édéa pour tenter sa chance dans un petit coin de la banlieue parisienne. Femme de ménage de jour, aide-soignante de nuit. Une vraie Mbenguiste de la première génération, avec le dos courbé de ceux qui ont cru de prime abord que l’Europe était un compte bancaire automatique.


Et puis un jour, elle a voulu faire ce que tant d’autres ont tenté avant elle : aider la famille. Elle a décidé de faire venir sa nièce, la fille de sa sœur aînée. Elle s’est endettée jusqu’à la moelle épinière pour payer « le faux » devant aider sa nièce à venir ; elle a payé les billets d’avion. Bref, elle a tout payé, jusqu’aux valises et au casse-croûte pour la salle d’embarquement. Il fallait voir sa joie quand sa nièce est arrivée à mbeng. Vidéos par ci, photos avec des messages d’amour par-là sur les statuts ouatzap. Est-ce qu’elle savait alors qu’elle est comme ça en train de célébrer le pire démon de sa vie ?


Au début, tout allait bien. La nièce a été scolarisée. Elle riait fort dans la cuisine, découvrait les baguettes et les fromages qui puent, se baladait dans les rues de Mbeng. Mais au bout de quatre mois seulement, Sita Rachel a commencé à sentir que le ciel changeait de couleur : la fille commençait à sortir sans prévenir, ramenait des amis étranges à la maison, passait des heures au téléphone ou chez certains voisins alors que Sita Rachel elle-même qui est dans le quartier depuis des années ne connaît même pas leurs prénoms.


Mais bon, une petite crise d’adolescence tardive, ça peut arriver. Sita Rachel serre ses dents. Jusqu’au jour où la police arrive chez elle. Oui, la vraie police de Mbeng, celle qui frappe à la porte avec un papier en main et un regard sans sourire. La nièce que Sita Rachel cherche depuis hier au point d’aller signaler sa disparition au commissariat a porté plainte auprès des services sociaux.
Motif ? Maltraitance. Oui, tu lis bien. Maltraitance. Selon elle, Sita Rachel l’exploite, la nourrit mal, la prive de liberté. « Je suis traitée comme une esclave domestique », a-t-elle déclaré. Donc les policiers d’hier qui ont refusé de l’aider à chercher sa nièce sous prétexte que cela fait moins de 24 heures que cette dernière a disparu savaient ce qui se tramait ?


Sita Rachel est tombée comme une mangue trop mûre. Elle n’a même pas pu expliquer. Parce que dans ce Mbeng-ci, quand quelqu’un t’accuse en disant « abus », on t’écoute toi-même après, seulement si les ancêtres sont avec toi. Elle a failli tout perdre : son logement social, son travail, sa dignité. Heureusement que certains voisins avec qui elle s’entend ont témoigné en sa faveur ; que la nièce s’est contredite cent fois ; et que les preuves n’étaient pas solides. Mais la honte, elle, était bien réelle. Et la blessure, profonde comme le puits de sa mère à Béon.


Après on va dire que le téléphone c’est le démon ? Que les réseaux sociaux sont le diable ? Voilà alors ça qui a sauvé Sita Rachel car, c’est grâce à ça qu’on a su que l’attitude de la nièce était un plan délicatement ficelé dont l’ambition finale était de faire partir Sita Rachel de son foyer, afin que la nièce prenne la place. Un film digne de Camerwood dont la scénariste n’était nulle autre que la sœur de Sita Rachel restée au pays. C’est grâce au téléphone que Sita Rachel a connu le vrai visage de sa famille. Sa sœur était allée jusqu’à demander à sa fille de tomber enceinte de n’importe qui à mbeng afin de pouvoir rester si jamais ça se gâte avec Sita Rachel. De n’importe qui, même du mari de Sita Rachel !


En un temps deux mouvements, Sita Rachel a manigancé un plan avec son époux afin de faire rentrer la nièce au pays. Il a annoncé à la petite qu’il l’amenait en voyage. La petite go a alors bien ajusté ses ailes, car elle a cru qu’elle avait trouvé son bon gars (ça lui fait quoi même si c’est le mari de sa tante ?) qui la fait voyager, au point de ne rien dire à sa tante, sans savoir que c’est même cette dernière l’actrice principale du film. Une fois le colis déposé en sécurité au pays près de sa mère, le mari a poum sans plus regarder en arrière.


À la fin, Sita Rachel a conclu en me disant que :
« ce n’est pas parce qu’on a le cœur large qu’on doit le mettre à la disposition des gens qui viennent avec les dents longues. Les sous-quartiers de Mbeng sont remplis de tontons et tatas qui ont payé le prix fort pour avoir voulu bien faire. Le bon cœur, c’est bien. Mais le bon cœur sans vigilance, c’est comme ouvrir son frigo au village : même les poules viennent y manger. »


Cette fière disciple de Marcel Kemadjou publie régulièrement ses racontages, ces récits camerounais dont on reconnaît instantanément l’inimitable style gouailleur.

Elle a publié six ouvrages.

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