Extrait de « Matières Folles » de Sylvain Gillet
C’est revenu comme ça. Comme le souvenir d’un poison. Sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte. Elle restait prostrée là, dans ce champ de blé fraîchement coupé. Rien de ce que déployait la nature pour l’enrhumer ne la gênait. Il n’y avait plus de sensation. Ou il y en avait trop. Pourtant, elle n’y allait pas de main morte, la nature : une petite pluie fine bien froide et un petit vent bien vicieux. Un parfum de pharmacie traînait déjà dans l’air. Mais elle s’en moquait. Ou plutôt, elle ne le sentait pas. D’ailleurs, elle ne sentait plus rien. Elle n’avait plus froid, elle n’avait plus soif, elle n’avait plus faim de rien. Elle ne pouvait plus que voir. Elle observait sans fin ce champ de blé, ces arbres, ces branches qui pliaient. Elle regardait et regardait encore. Elle regardait la nature comme l’étranger goûte un fruit inconnu. Elle aurait voulu que son regard analyse et lui explique. Mais rien n’y faisait. Elle avait beau scruter le moindre atome de vie autour d’elle, elle n’y comprenait rien. Et cette incompréhension était maintenant devenue pour elle une évidence. Partout où elle se tournait, elle la retrouvait, abyssale et concrète. Ce n’est pas qu’elle ne savait pas, c’est plutôt qu’elle ne comprenait pas. Des choses, elle en savait. La vie et l’école républicaine lui en avaient appris des tas. Mais toutes ces choses… ces explications, ces événements, ces personnages, étaient rattachés forcément à un monde qu’on lui avait imposé dès le départ. Et ce monde-là, personne ne lui avait expliqué, car personne ne le pouvait. Elle était simplement prête pour son voyage en solitude.
Elle n’avait jamais cru vraiment en ce grand nounours qu’on appelle Dieu. Elle n’avait d’ailleurs pas plus cru à sa non-existence. Et cela aurait dû l’alerter. C’était un signe qui aurait dû la prévenir qu’un jour, l’incompréhension serait totale. Toutes les explications mystiques que l’on prenait plaisir à imaginer sur cette petite Terre lui avaient toujours paru puériles et jusqu’à présent, sa bonne humeur naturelle avait préféré en sourire d’un air qu’elle savait prétentieux. Mais maintenant, l’incompréhension l’avait rattrapée. Finis les préliminaires, les accessoires et les paquets-cadeau ; la vérité vraie était là, en face d’elle, comme un gouffre tentant.
Bien sûr, la prise de conscience ne déboula pas dans sa vie avec tambours et trompettes. Elle se fit au contraire insidieuse. La vérité était là, avec elle. Elle l’avait toujours été, tout contre elle, dans son ombre. Comme un poison gisant dans la boue, elle observait cette femme comme les autres, qui ne se doutait pas encore. Cette femme était normale. Un physique normal, un caractère normal, une intelligence normale, des idées normales, le tout dans une vie tout compte fait assez normale. Sur son enfance, il n’y avait rien de particulier à dire. Ses parents l’aimaient. Elle s’était logiquement impliquée dans un nombre raisonnable de bêtises de petite fille qui ne l’empêchait cependant pas de revendiquer le titre honorifique de « fierté de son papa ». Évidemment, son adolescence fut plus douloureuse. Avec ses premiers vrais petits malheurs, rien qu’à elle. Comme tout le monde, elle commençait à se confectionner un petit bagage rempli de petites peines. Comme tout le monde, à cet âge-là, elle avait l’âme d’une artiste. Alors, son petit bagage, elle le trouvait beau. Comme tous les jeunes gens, elle pensait avoir un don pour la tristesse. C’était une romantique raisonnable qui pensait qu’elle pourrait toujours abandonner son petit bagage en cours de route, sur le chemin, quand elle le voudrait, quand il serait temps, quand la vie se ferait plus palpable. Elle était tout simplement jeune ; avec le temps, ça finirait par s’arranger.
C’est après une boum de lycée qu’elle connut sa première étreinte d’homme. Elle pleura, elle voulut rejoindre les bras de sa maman et décida de ne jamais le revoir, ce qu’elle fit. Puis avec le temps, avec plus de sourire, avec plus de mots doux, plus d’hormones, l’angoisse se fit plaisir. Beaucoup plus rapidement qu’elle ne l’aurait espéré après la première fois. C’est à cette époque qu’elle se posa sa première vraie question, qu’un léger doute commença à poindre. Son goût pour le plaisir avait évolué avec une telle vitesse et si radicalement, qu’elle en était presque honteuse. Bien sûr, cela l’amusait, et fort heureusement, c’est cette impression qui eut le dernier mot. Mais un autre sentiment avait eu le temps de lui déranger l’âme. Elle qui écrivait des poèmes, elle qui voulait rentrer aux beaux-arts pour devenir peintre, elle qui évoluait dans un milieu d’artistes en herbe, de quasi-intellectuels presque déjà engagés, elle ne comprenait pas, elle ne comprenait déjà pas cette impuissance énorme, et disons-le agréable, qu’elle ressentit face à l’instinct. C’était déjà presque une saveur.
Alors, l’instinct, sentant qu’il s’était peut-être dévoilé trop tôt, décida de se faire plus discret, pour un temps ; et elle oublia. Plus tard, elle comprendrait que le simple fait d’avoir pu oublier ce qui l’intriguait était justement la plus éclatante démonstration de l’instinct. Cet instinct de survie qui nous fait fuir ce que l’on ne comprend pas. Cet instinct raisonnable dont la négation est cause de tous les malheurs des hommes.
Heureusement, l’activité débordante de sa jeunesse lui fit éviter les fatals moments où l’on pense. Cette manifestation de la grande incompréhension, tout le monde la ressent au moins une fois. Elle laisse une trace de doute et puis c’est tout. Mais chez cette femme, la trace se fit indélébile. Comme une tache de vin sur une toile cirée. Ce n’est pas qu’elle était plus prédisposée à cela qu’une autre, non. C’est plutôt que le vide l’avait choisie elle, au hasard.
Peut-être que rien de tout cela ne serait arrivé sans ce piano. C’était un piano qu’elle ne voyait pas. Un piano sur une bande magnétique. D’ailleurs ce piano n’avait aucune importance. Ce qui en avait, c’étaient les notes. Quelques petites notes de piano insignifiantes. Des notes envoûtantes et pourtant tellement modestes. C’étaient des notes qui ne voulaient de mal à personne. Un ami lui avait fait écouter ces notes. Peut-être n’aurait-il pas dû. Tout de suite, la jeune femme les aima. Elle les aima un peu trop. Car elles possédaient en elles la beauté qui fait mal. Le cruel charme de ce que l’on adore sans pouvoir le serrer dans ses bras. La jeune femme ne comprenait pas pourquoi elle aimait tant ces notes. Et ce pourquoi lui laissait déjà un goût de malaise dans la gorge. C’était idiot. Quand on aime, pensait-elle, on devrait pouvoir comprendre son Amour, ou au moins pouvoir apporter un début d’explication. Mais là, dans ce cas précis, elle en était incapable. Cette incompréhension lui rappela la première, celle de l’évolution de son goût pour le sexe. Elle commença alors à comprendre que ces quelques notes de piano, si elles revenaient, risquaient de lui dévoiler petit à petit toutes les autres incompréhensions autour d’elle. Cette vision d’un monde fait d’inconnu l’effraya. Son angoisse fut si grande que le charme s’effaça. Alors l’instinct vint une fois encore à son secours et elle oublia. Un temps.
De l’extérieur, rien ne transparaissait. Elle-même ne se sentait pas du tout malade. Elle pensait s’être intégrée définitivement à la vie animale. Elle avait tellement aimé une petite musique, qu’elle en était devenue malheureuse par incompréhension. Elle se disait donc que le malheur de l’homme venait de sa prétention à vouloir comprendre. Alors, comme la majorité, elle avait préféré réintégrer le troupeau comme une bête sage qui elle, ne se pose pas de question. Elle haïssait déjà cette odieuse curiosité de l’homme qui, sachant qu’elle sera toujours insatisfaite, s’obstine quand même. Ça voulait dire trop de chose. Le désastre ne pouvait être si total. Toutes les actions des hommes ne pouvaient pas avoir été entièrement motivées par la peur. Pas toutes. Enfin, soyons sérieux, pensait-elle, il faut bien qu’il y ait de l’oubli de temps en temps, puisqu’ils arrivent à vivre ! Elle commençait à comprendre qu’elle aurait finalement bien de la peine à se séparer de son petit bagage. Elle le sentait même déjà coller à sa peau. Alors, elle fut active. Elle voulut oublier le ridicule dans le placard aux aigreurs. Elle se dit qu’après tout, elle n’était pas plus bête que la moyenne et qu’elle y arriverait. Elle pensait n’être pas plus encline qu’une autre à la glissade, au dérapage. Elle étudia, travailla et aima des hommes. Elle n’était pas devenue l’artiste peintre qu’elle aurait espérée être un jour, mais sa situation la satisfaisait. Elle dessinait dans un magazine pour enfants et était plutôt bien payée. Quelques fois, une ombre passait sous sa porte et les questions, le vide, le pourquoi, l’incompréhension, tout cela revenait d’un seul coup. Elle avait beau mettre cela sur le compte de la jeunesse, elle était de plus en plus inquiète. Alors, elle se battait. Elle regardait son propre poison les yeux dans les yeux et lui riait au nez, comme par défi. Mais une fois la fantaisie passée, elle se rendait bien compte qu’elle ne pourrait avoir le dernier mot. Alors elle partait. Elle se saoulait d’alcool, de travail, de voyages et d’hommes. Il fallait bien que les nuits passent. Bien sûr, elle s’entretenait. Le physique et l’âme apparente. Elle craignait que sa peur ne se voie trop, qu’elle l’enlaidisse. Parce qu’attention, elle avait sa fierté. Elle ne voulait pas abdiquer. Elle n’avait jusqu’à présent connu que des hommes de loisir, mais comptait bien en trouver un de passion. Un indispensable. Peut-être un peu comme elle, mais pas forcément. Elle se disait qu’avec leurs deux peurs, ils pourraient, peut-être, se bâtir une petite certitude. Une certitude qu’on appellerait Amour.
Ce ne fut pas facile et cela prit du temps. Comme elle pensait que l’Amour chasserait la peur de la grande inconnue, elle voulait aimer. Il n’y avait au monde pas de femme plus désireuse d’Amour que cette femme-là. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir du goût et d’être difficile, comme tout le monde. Bien sûr, quelques hommes réussirent à embarquer son cœur sur des navires incertains. Trop incertains pour traverser quoi que ce soit. Ces Amours-là coulaient en route, et à chaque fois son petit cœur avait bien de la peine à regagner la rive. Elle avait appris que l’on ne se sauve des grandes tristesses que tout seul. Alors, elle ne se plaignait pas trop, car elle savait que cela ne servait à rien. Le malheur des autres n’intéresse personne, sinon, depuis le temps, ça se saurait. Il n’y a que les peines de héros romanesques qui intéressent les gens. Mais c’est un intéressement quasi sadique que celui-ci. Alors la jeune femme n’ennuyait ses amies que raisonnablement, en ridiculisant ses Amours pour mieux ridiculiser ses malheurs. En fait, ce qui la gênait le plus dans ces moments-là, c’était un sentiment de retour. Retour pour elle-même et retour pour les fantômes. Ces moments-là laissaient trop de temps pour penser. Fatalement, la grande incompréhension revenait frapper à la porte. L’inconnu, l’ignorance et le vide revenaient traîner comme de vieux amants sur des plafonds décidément trop blancs. Elle détestait ces moments. D’autant plus qu’elle se demandait si en voulant chasser la peur par l’Amour, elle n’avait pas fini par faire le contraire. Alors, quand les petites notes si jolies revenaient, elle accélérait sa vie de quelque manière que ce soit, afin de les laisser derrière elle.
Enfin, il arriva. Bien sûr à un moment où elle ne cherchait pas. C’était son homme. Son indispensable. Son grand costaud tout doux. Cette fois, c’était sûr. Alors la vie se fit arc-en-ciel, et le bonheur, le simple, le seul intéressant, coula à torrents. Elle ne s’en priva pas. Elle s’en gava de bonheur, elle en reprit et en reprit encore. Elle fut assez surprise de constater à quel point la vie est une question de hasard et de point de vue. Elle n’aurait jamais cru que ce type d’homme pourrait lui plaire et il lui plut. C’était à ne rien y comprendre, une fois de plus. Sauf qu’à présent, la part charmante de l’incompréhension surpassait largement la part inquiétante. Elle se laissait guider par son petit cœur et ses tripes avec une insouciance enfantine et tellement agréable. Ce n’est pas qu’il était plus drôle, plus intelligent ou même plus beau qu’un autre, non. C’était lui, tout simplement. À présent, elle s’en moquait pas mal, de toutes les questions d’avant. Elle avait compris qu’on ne peut pas vaincre la vraie peur, alors elle avait préféré regarder de l’autre côté du mur ; et comme de l’autre côté, il y avait son homme, elle n’allait pas s’en priver. Ils se bâtirent leur petite bulle à eux, avec plein de bonheur dedans et des sourires tout autour. Comme tout le monde, ils eurent leurs petits mots, leurs petits secrets, leurs petits noms un peu bêtes et leurs petites manies de regards. Ils s’installèrent à la campagne, dans une petite maison qui n’aurait pas fait honte à une série télévisée. La jeune femme était belle. Elle remettait des robes. Ça sentait l’Amour dans son cœur et le repos dans sa maison.
Plus tard, la maison fut réveillée par des pleurs d’enfant. Les seuls qui nous rendent heureux d’être responsable. Ces pleurs rassuraient la jeune femme. N’étant pas plus maligne qu’une autre, elle avait attendu neuf mois que ces pleurs sortent de son ventre. Une fois de plus, elle n’y avait rien compris. Elle avait regardé les trois petits kilos tout roses avec des yeux en bille de verre, alors que son homme, lui, se faisait réanimer par le personnel de la maternité. Elle était devenue Madame Maman. Évidemment, il y eut un peu plus de linge à laver. Ses collègues de la maison d’édition lui avaient envoyé des tas de dessins réalisés spécialement pour l’occasion. Il y en avait plein les murs. Même le papa s’y était mis, avec une réussite assez relative, il faut bien le dire. Le temps passa au rythme de l’enfant, du travail, de son homme, et un peu d’elle.
Puis un jour… un jour pas particulier du tout… pendant un après-midi fatalement oisif… elle fut un peu trop curieuse. On ne lui avait pas dit comment la chasser, la curiosité, et elle aurait dû s’en méfier, car elle connaissait cette faiblesse. C’était là, par terre. Entre un jouet et le panier du chat. C’était une cassette magnétique. Elle était probablement tombée de son armoire de rangement située au-dessus. Quand elle l’a vue, elle s’apprêtait à sortir pour une course. Elle n’était pas à proprement parler une maniaque du ménage, mais l’inhabituelle présence de cette cassette sur le carrelage campagnard la gêna. Elle alla logiquement remettre l’impertinente à sa place. Que ce soit sur la cassette elle-même ou sur le boîtier, rien n’était inscrit. Cela l’intriguait. Elle n’avait jamais remarqué cette cassette auparavant et se dit qu’elle devait appartenir à son homme, du temps où il écoutait encore de la musique de jeunes. Elle aurait pu la replacer, l’oublier et sortir pour ses courses, mais non. Le hasard revint avec ses hordes sauvages. Elle plaça la cassette dans le lecteur hi-fi pour savoir. Et là… Elles réapparurent. Calmement, doucement, légères et plus belles que jamais. Les petites notes. Elle pensait les avoir oubliées, mais elle pensait mal. Aussitôt, tout le cortège d’incompréhension revint la saluer. Des années d’oubli se vengeaient enfin. C’était comme si un peu de sa famille était parti en voyage et que cette part d’elle-même était maintenant de retour. Elle se laissa envahir par ces notes si charmantes. Elle était émue et intimidée comme devant un ancien amant. C’était une ancienne peine d’âme qui lui avouait encore, après tant d’années, son Amour éternel. Et comme l’on succombe toujours aux mêmes charmes, elle succomba à nouveau. Elle s’y attendait trop peu pour avoir pu préparer une quelconque fuite. Alors comme les fois précédentes, elle fut surprise dans son esprit même. Surprise par tout l’inconnu qu’entraînaient derrière elles, ces notes magiques. Il avait d’autant plus pris possession de cet esprit qu’il avait soigneusement préparé son retour. Tapi qu’il était dans le cloaque sordide des bas-fonds de l’âme. L’illusion était terminée, et la réalité était de nouveau là. La jeune femme regardait autour d’elle. Tous ces objets qui lui étaient encore si familiers il y a à peine quelques instants lui apparurent comme autant d’étrangetés inexplicables. Pourquoi cette table, pourquoi ces murs, pourquoi ces dimensions, pourquoi cette peau, ces fruits, ce panier, cette odeur, ces couleurs, pourquoi ce miroir, ce visage. Les pourquoi n’arrêtaient pas de déferler devant ces yeux. Ils étaient légions. Ils envahirent tout son espace. Ils envahirent le monde et au-delà. Elle était comme hypnotisée par ces pourquoi. Ils étaient des kyrielles mais la réponse, elle, était unique. Elle s’imposait à cette jeune femme perdue. Elle trônait devant elle, plus puissante que jamais. Comme une putain qui saoule un gogo pour mieux le dépouiller, la réponse avait drogué la jeune femme avec ces petites notes si belles, pour mieux embraser son ciel. La réponse força le passage. La jeune femme tétanisée la prononça du bout des lèvres, malgré elle… « Je ne sais pas… » Un halo blanc lui voila le regard, sa tête bascula en arrière, et elle s’enivra de la plus grande bouffée d’oxygène possible. Une fois encore, l’instinct l’arracha des flots noirs, et sa main stoppa la cassette. Il y eut le silence. Il n’y eut plus de musique. Elle regarda autour d’elle et reconnut sa vie. La tête dans les mains, elle s’écroula sur un canapé en espérant des larmes qui ne vinrent pas. Elle pensa à son homme, à son enfant et se sentit plus forte. Elle rit un court instant en se disant que maintenant, elle ne pourrait plus perdre. Ce n’était pas possible puisqu’ils étaient là, avec elle, ses deux amours… Quand elle entendit à nouveau les petites notes venues de très loin du fond de sa tête, elle se précipita dans la salle de bains et fit couler l’eau glacée sur sa nuque. Elle avala un double cognac, s’engouffra dans sa voiture et prit la route. La route de ses courses ménagères, vite, très vite… En chantant « Y a d’la joie »…
Puis le temps passa à nouveau. Il ne sait faire que ça, le temps. Des semaines, des mois au cours desquelles les petites notes réapparurent régulièrement dans sa tête. Car évidemment, c’en était fait. Il était trop tard ; elle avait été trop curieuse. Elle avait beau se démener continuellement, il y avait toujours un quart d’heure de dangereuse inaction, pendant lequel la musique revenait. Et à chaque fois, elle avait plus de mal à regagner le monde connu que la fois précédente. Alors, progressivement, lentement, elle se détacha de ses objets, de sa routine et des siens.
Son homme s’en rendit rapidement compte. Il tenta de la « sauver », comme il disait. Il la sortit, il l’amusa, l’aima encore davantage. Rien n’y fit. Il en crevait de malheur de la voir lui glisser des doigts sans pouvoir rien faire. L’enfant, lui, était trop jeune pour comprendre. D’ailleurs jamais il ne comprit. La musique revint de plus en plus régulièrement, et la fixation du regard se fit de plus en plus solide. Elle se désespérait elle-même de se voir ainsi glisser. Ayant compris assez tôt que l’on ne peut pas vaincre la peur, elle avait tenté de l’ignorer, comme tout le monde. Mais malheureusement pour elle, les maudites petites notes la lui rappelaient toujours.
Alors vint le moment fatal où l’incompréhension s’installa définitivement. Elle ne la quitta plus. C’était un matin, après quelques courtes heures de sommeil, ses dernières. Le côté fictif de tout ce qui l’entourait était devenu sa règle. Elle sortit de la maison en robe de nuit et alla dans ce champ où elle était donc maintenant. Son homme l’avait regardé partir comme s’il ne la reverrait plus, comme s’il avait compris. Elle était donc dans ce champ de blé et ne comprenait plus rien à ce monde, aux autres et à elle-même. Une fine pluie froide coulait le long de son corps. Mais elle ne sentait rien. Elle était comme entourée d’océan. Elle avait tout lâché et était arrivée au fond des cryptes. La musique pour elle, ne s’arrêterait plus. La femme fixait l’horizon le plus lointain. Elle aurait voulu que son regard l’entraîne au-delà de l’au-delà, vers un autre monde peut-être, qu’elle n’aurait pas compris davantage.
C’est alors que le sortilège se fit enfin plaisir. Elle se dit qu’elle n’avait après tout pas plus de preuves de l’existence de ce monde que de n’importe quel autre. Que tout ce qui l’entourait n’était pas plus certain que n’importe lequel de ses rêves. Alors pourquoi continuer dans des critères, des formes, des couleurs imposés ? Autant évoluer dans un monde qu’elle se créerait elle-même, un monde par conséquent parfait. Pour la première fois, elle se sentit libre face à l’inconnu. Pour la première fois, elle choisit réellement. Elle se libéra du temps. Elle s’éloigna de ce monde pour gagner enfin le sien. Un monde pas encore terminé, mais pour la découverte duquel elle avait maintenant l’éternité, puisque la mort n’était devenue pour elle, que la fin d’un autre rêve. Elle rejoignit l’armée des immortels dans le ciel très haut, là où tout n’est plus que vent…
Le lendemain, son homme, ivre de peine, amena son corps à un hôpital psychiatrique. Ce n’était pas un corps mort. Son cœur battait encore. C’était tout simplement un corps sans âme. Elle était partie ailleurs, très loin, trop loin pour l’homme qui pleurait. Ce corps ne fermait jamais les paupières. Il souriait, prostré qu’il était contre un coin de mur en carrelage toujours trop blanc. On maintint le corps en vie artificiellement pendant quelques années, puis un jour, on le débrancha. Il était mort. Mais l’homme lui, qui était devenu sombre comme la nuit, se doutait de quelque chose. Il semblait savoir que sa femme, son bonheur, son Amour était toujours en existence quelque part. Alors il observait souvent le ciel pendant de longues heures. Parfois même, il lui semblait reconnaître son visage sur les contours d’un nuage. Et les larmes lui faisaient respirer à pleins poumons le parfum de celle qu’il aurait tant aimé rejoindre.
Mesdames et Messieurs, méfiez-vous des notes de piano tristes. Elles sont parfois plus fortes que l’instinct. Méfiez-vous des mondes intérieurs, car ils permettent de tout justifier. Mais n’ayez pas peur de l’incompréhension totale du monde qui peut-être se présentera à vous un jour. Faites-en votre amie. Acceptez le charme sans tenter de le comprendre. Et si un jour vous éprouvez un sentiment jusqu’alors inconnu, un sentiment dont vous ne saurez pas s’il est bon ou mauvais ; si tout ce qui vous entoure vous apparaît progressivement comme irréel, approchez-vous d’une fenêtre et regardez le ciel. Elle sera peut-être là-haut, très haut. Elle sera faite de brumes blanches dont vous ne saurez pas si vous les voyez ou si vous les rêvez. Elle sera belle comme un espoir. Elle vous apaisera enfin en vous donnant le sentiment que la course est terminée. Souriez-lui et repensez à elle de temps en temps, car elle est douce et tranquille, elle, la femme nuage…
Sylvain Gillet a été comédien, réalisateur, scénariste.
Son premier roman Ludivine comme Édith sort en 2018.
Suivront Commedia Nostra en 2020, puis Venenum en 2022.
Les Enquêtes Improbables de Mulford Sploodge est son quatrième livre paru.
Sylvain Gillet est gentil et mérite d’être connu. Il nous a confié cet inédit.