Par Frédéric Urbain
« Attends, tu es en train de me dire que ton père, mon pote que je connaissais depuis quarante ans, était un menteur ?
— Non, pas un menteur, un mythomane tout au plus. Attends, je te raconte ce que j’ai pu reconstituer. »
« Pendant son service militaire, on le faisait encore en ce temps-là, il tombe sur un bouquin oublié par un autre troufion qui avait fini son temps. Une méthode Assimil. Sans trop réfléchir, il la met dans son sac. Surtout pour éviter que ça traîne et que le maréchal des logis fasse une crise pendant sa tournée d’inspection.
« Là-dessus, il part faire une garde. Il craint de s’endormir alors il sort le bouquin. Il n’a que ça à lire. C’est une méthode d’italien. Va pour l’Italien. Au fur et à mesure, il y prend goût. Dès qu’il a cinq minutes, il potasse et il progresse. Quand il est libéré des obligations militaires, il se paie une petite récompense, un voyage. Rome. Il prend une claque, il adore. Il retourne souvent dans le pays. Il commence à bien parler la langue. On lui trouve un drôle d’accent. Quand il prend ses vacances dans les Pouilles, il explique qu’il vient de Milan. En Toscane il se dit Vénitien. Il s’en tire toujours.
« En France il se met à se faire passer pour un Italien. Il se trouve confronté à la xénophobie de ses propres compatriotes. On le traite de rital. »
— Mais, moi le premier ! Quand il passait la porte du troquet, je disais « Tiens, voilà le Rital ! ». C’était un surnom affectueux, pas une injure. J’ai lu Cavanna, c’est pour ça.
— Je sais, t’inquiète. »
« Et à un moment il franchit une étape. Il se fait embaucher dans une boite et demande à utiliser un pseudonyme, qu’il choisit à consonance italienne. Administrativement il reste, bien entendu, citoyen français. Son contrat de travail, ses fiches de paie, ses cotisations, sont à son nom français, mais ses collègues ne le connaissent que sous son identité transalpine. Il est consciencieux, il travaille bien, la patronne ne trouve pas d’inconvénient à cette petite coquetterie et ça dure comme ça. Il parvient même, j’ignore comment parce que ça n’a pas l’air si simple, à faire inscrire son nom d’usage sur ses papiers d’identité, comme une rock-star. Cependant, jamais il ne songe à s’installer là-bas, curieusement.
« Il rencontre une femme — ma mère — et se présente à elle comme italien. Quand elle lui apprend sa grossesse, il panique, rompt la relation du jour au lendemain, principalement pour ne pas devoir dévoiler son vrai nom et le transmettre à l’enfant. Il lui donne de l’argent pour contribuer à mon éducation. Même pour ça il trouve une astuce : il fait des petits boulots chez des gens et leur demande de ne pas mettre d’ordre à leur chèque, qu’il envoie à ma mère. Mais elle, qui n’a obtenu aucune explication, lui en veut et coupe les ponts. Elle se met en ménage avec un autre homme, qui l’épouse, qui m’adopte — je porte son nom, moi aussi quelque part j’ai une fausse identité. Tous deux décident de m’informer à l’adolescence, sans bien entendu mentionner la supercherie, qui leur reste inconnue. Je ne peux pas dire que ça n’a pas eu d’impact sur moi : j’ai fait Italien première langue, persuadé de renouer avec mes origines.
« Un jour, bien plus tard, je me rends compte que j’ai envie de savoir qui est mon géniteur. Maintenant, on a Internet, personne ne peut vivre complètement caché. Je me lance dans une enquête, je fouille, je cherche. Je me dis qu’il est peut-être rentré en Italie, j’élargis le périmètre. Finalement, je le trouve à deux pas de chez moi, parce qu’un couillon de collègue a publié une photo sur Facebook à l’occasion de son départ en retraite — très probablement sans son accord. J’y vais, nous nous voyons, nous discutons. Il est assez avare d’explications mais il est content de me connaître et il parle assez librement. J’ignore pourquoi, il me révèle assez vite ce qu’il a si bien dissimulé pendant toutes ces années. Je comprends qu’il a passé toute sa vie d’adulte, quasiment, sous une fausse identité, rusant sans cesse pour la préserver. Une imposture sans grande répercussion, à part compliquer son existence. Je veux dire, c’est pas comme s’il devait se planquer pour échapper à un ennemi, à la justice, ou je ne sais qui.
« Il m’apprend aussi qu’il est malade, et je me retrouve là, avec toi, à organiser son enterrement, à mettre sur une tombe un nom qui n’est pas le vrai, à l’inhumer en Italie, dans un endroit qu’il affectionnait près du Lac d’Iseo. C’est surréaliste.
— Je me demande combien il y en a.
— Quoi ?
— Des personnes comme lui. Qui vivent sous une identité différente de celle qui leur a été donnée à la naissance.
— Mais plein ! Depuis que je sais ça j’en croise tous les jours. C’est la preuve que nous pouvons bifurquer, prendre notre destin en main. Une bonne nouvelle, si tu veux mon avis. »
Frédéric Urbain a publié un polar en argot et écrit des nouvelles, surtout pour le Ray’s Day.