Par Goofy
Au moment de fermer l’enveloppe, j’étais content de moi. Content comme un con, j’allais le comprendre un peu trop tard.
La chose contenait mon message en lettres inégales découpées et collées une à une, car j’avais lu des polars. Ça m’avait coûté une bonne heure de boulot : « JE SAIS TOUT. Si tu veux que ça reste entre nous, connecte-toi sur https://wtf.roflcopter.fr/paste/?192a1e4fff mot de passe : ran$on et suis scrupuleusement les instructions »
Elles étaient gratinées, mes instructions, d’une page burn after read à la suivante. Un vrai jeu de piste assorti de menaces même pas voilées, pour finir par un rendez-vous sur le parking d’Auchan à Vélizy-Villacoublay à 2h 03 du matin le 20 mars, avec la rançon évidemment, 203 000 euros « en petites coupures ». Du grand n’importe quoi.
Naturellement, je ne savais absolument rien de Maxence depuis qu’on s’était perdus de vue après l’école d’ingés, en 2005. Je gloussais d’avance à l’idée de le faire marcher jusqu’à la panique, lui qui avait été un complice actif des soirées du BDE où il s’était distingué à monter des canulars monstrueux dont on se parlait encore 20 ans plus tard en pleurant de rire avec d’autres copains de l’époque. Mais de Maxence lui-même, aucun de nous ne savait grand-chose. C’est par hasard que j’avais retrouvé son nom mentionné dans une plaquette de Dassault Systèmes, avec son mail pro, son adresse physique avait été beaucoup plus difficile à trouver.
* * *
Le P12 de Vélizy2 surplombe l’immense centre commercial, et je me dis qu’en arrivant en avance j’aurai le temps de contempler le spectacle lumineux du nœud d’autoroutes d’un côté, de l’aérodrome de l’autre. Je me gare tranquillement, mais on dirait que je ne suis pas le premier arrivé. Il n’est pas encore 2 heures mais sous l’éclairage d’un réverbère distant, la masse sombre d’un SUV tous feux éteints. Je m’approche à pas lents, un grand sac de courses à la main avec un pack de bières à l’intérieur, de quoi célébrer nos retrouvailles en souvenir du bon vieux temps… Je me régale d’avance en imaginant sa tête quand il va me reconnaître et comprendre que… mais est-ce qu’il va me reconnaître ? J’ai pris quelques kilos, j’ai une barbe et un crâne presque chauve… et lui, quelle tête il a maintenant ? Je ne vais pas tarder à le savoir.
Je fais le tour du moche tank noir en l’éclairant de mon portable. Personne à l’intérieur. Ce n’est pas sa voiture ? Il s’est planqué plus loin dans l’ombre pour me voir arriver ? À moins que… J’essaie d’ouvrir le coffre, la poignée cède facilement et le hayon se lève en douceur… Sa tête me fixe les yeux grand ouverts. De surprise j’éclate de rire.
— Putain Max, tu m’as bien eu… Comment tu as su que c’était moi ?…
Pas de réponse. Je le secoue, il reste inerte. Il joue le parfait cadavre, en chien de fusil dans son coffre.
— Allez, j’ai compris, sors de là, t’as gagné… J’aurais dû me douter que tu te…
Pas le temps de terminer. Au sol, bras tordus, j’étouffe sous un poids énorme, pointeur laser sur le front.
— Tu bouges plus ou t’es mort.
On me transporte comme un sac, je n’y vois plus rien sous un tissu noir à travers lequel j’essaie de gueuler que j’ai compris, stop la caméra cachée… Je me prends un gros coup sur la tête et plus rien.
* * *
— On reprend. Vous vous appelez François Ferrat, né le 3 mai 1985 à Châtellerault dans la Vienne, vous êtes actuellement… hmmm “consultant pour une société de services informatiques” à Pontoise. Quels sont vos liens avec la victime ?
— mais je vous l’ai déjà dit tout ça, c’est un copain de promo que je n’avais pas vu depuis vingt ans !
— … et naturellement vous lui donnez rendez-vous sur un parking de supermarché en pleine nuit, c’est vachement crédible.
— je voulais juste lui faire une surprise… je lui ai monté une grosse blague quoi… Elle change de ton, comme excédée.
— Arrête de te foutre de ma gueule ! Et explique-moi pourquoi tu es là quand on le retrouve avec deux balles dans la poitrine
— Mais je sais pas moi, putain ! J’ai cru qu’il faisait semblant d’être mort pour me faire peur, qu’il avait pigé que je lui avais monté un coup fourré… C’était un pote quoi, pourquoi je l’aurais tué, c’est complètement con…
— Attention à ce que tu dis ! Rappelle-moi où tu as fait ton stage d’école d’ingénieur
— ben quoi, à Chengdou
— en Chine, hein ?
— ben oui en Chine, quoi, je vois pas le rapport avec Maxence !
— tu as rencontré qui pendant ton stage ?
— ben des Chinois, et d’autres stagiaires d’un peu partout
— quel genre de Chinois ?
— des ingénieurs en électronique, d’autres en informatique… mais qu’est-ce que ça vient foutre là-dedans ?
— et ce type-là, tu l’as rencontré ? Elle me montre la photo d’un Asiatique au milieu d’un groupe qui assiste probablement à une conférence
— euh… ah oui je m’en souviens, il dirigeait une équipe de développement
— et tu l’as revu à Paris ensuite, hein…
— mais oui, mais comment vous savez ça ? Elle souffle en l’air en regardant le plafond.
— on a sympathisé, il est venu une fois en voyage professionnel et il avait gardé mes coordonnées alors je lui ai un peu montré Paris
— c’est ça, Tour Eiffel, Montmartre, le Moulin-Rouge…
— pas vraiment, il voulait voir le Louvre et le musée Guimet
— ben voyons, et puis Beaubourg, Notre-Dame et pour finir, un petit tour sur le plateau de Villacoublay…
— quoi ? Mais non, pourquoi on serait allés là-bas ?
— peut-être pour rencontrer Maxence Bernier, chez Dassault Systèmes ?
— …
— eh oui, on en sait des choses, plus que tu crois, petit bonhomme. Maintenant, tu nous dis pourquoi tu avais fixé un rendez-vous à la victime. On sait que c’est pas toi qui l’a tué mais on sait aussi que tu es forcément complice. Alors tu nous détailles ça depuis le début…
Je m’effondre. Je dois être blême. Depuis cinq heures qu’on reprend tout depuis le début, j’ai la bouche pâteuse et les idées à l’envers, je ne réponds que mécaniquement, non je n’ai pas voulu faire tuer Maxence, je n’ai aucun complice, je n’ai jamais revu Shen Huáng, je voulais faire une grosse blague à Max pour me venger des canulars qu’il nous faisait quand on était étudiants, jamais je n’ai eu de contacts avec l’ambassade de Chine, non je ne suis pas retourné là-bas, non je n’y connais rien en opsec c’est pas mon domaine, je n’ai jamais mis les pieds chez Dassault et je n’ai aucune idée de ce que faisait Max chez eux…
— pfffou ça fait beaucoup de négations tout ça, elle souffle en se tournant vers le type qui saisit tout sur son clavier, deux mètres plus loin, et qui confirme avec un hochement de tête et un sourire ironique. Malheureusement pour toi, on va te confronter à un témoin qui prétend tout le contraire…
Sur un signe qu’elle fait vers la baie vitrée, une porte s’ouvre. Une silhouette d’homme à contre-jour, je distingue mal. Il s’approche en pleine lumière, je le connais… C’est Maxence. Et non, il n’a pas deux trous rouges sur le côté.
Je lui saute à la gorge, il se débat mollement en hurlant de rire, et d’ailleurs tout le monde se marre sauf moi, tous les prétendus agents de la DGSE qui m’ont kidnappé et maintenu des heures dans la cocotte-minute. Sur le coup, je l’aurais bien tué volontiers. Plus tard, on a fini mes bières.
L’ami Goofy est un hyperactif qui a à peu près tout fait sur Internet mais qui ne veut pas que ce soit dit. Oups.